Aux premières heures du jour, Dakar s’éveille dans une lumière pâle. Les balayeuses avancent doucement, les taxis filent encore vides, les premiers bus grondent au loin. Mais quelque chose manque dans cette chorégraphie matinale : l’odeur chaude du café au lait, habituellement dispersée au coin des rues.
Les trottoirs fraîchement dégagés laissent une impression étrange de vide. Là où se dressaient, chaque matin, des thermos cabossés, des paniers de pain encore tiède et des chaises en plastique, rien n’a survécu. Les vendeurs de café au lait, figures familières du lever du jour, ont été emportés avec le reste des étals informels.
Dans une cour étroite de la Médina, Awa prépare malgré tout son lait chaud. Elle souffle doucement sur la mousse blanche qui monte, une habitude presque maternelle. Pendant quinze ans, elle avait son emplacement attitré près d’un arrêt de bus. Les travailleurs la saluaient en passant ; les plus pressés ne disaient qu’un mot : « Le même ».
Aujourd’hui, elle observe la rue depuis l’ombre de la cour. Les passants défilent sans la voir. Le thermos refroidit plus vite.
Pour les vendeurs comme elle, les déguerpissements ont eu l’effet d’une porte qui se referme. Leur travail dépendait entièrement de leur présence au bon endroit, à la bonne minute du matin, quand la ville n’a pas encore trouvé son rythme. Il suffisait d’une table et d’un sourire pour que les clients s’arrêtent.
Désormais, il faut se cacher, se déplacer, improviser. Et la spontanéité du matin, cette proximité entre le vendeur, le café fumant et le client encore à moitié endormi, s’est effacée.
Certains tentent d’adapter leur routine. Mamadou, qui servait autrefois à Grand-Dakar, marche maintenant avec son thermos accroché à un sac en bandoulière. Il traverse les rues à la recherche des travailleurs qu’il connaissait par leurs habitudes : celui qui voulait deux sucres, celui qui ne prenait pas de lait, celui qui ne parlait jamais mais revenait chaque jour.
Mais les habitudes se brisent vite. Les passants ne regardent plus autour d’eux. Le petit-déjeuner se prend plus loin, souvent plus cher, parfois sans plaisir.
Le café au lait n’était pas seulement un repas. C’était un moment de chaleur accessible à tous, un début de journée rassurant. Pour beaucoup, c’était la seule chose qu’ils pouvaient s’offrir avant de partir sur un chantier, dans un bus, dans un service de nettoyage. Une gorgée qui réveillait le corps et apaisait un peu l’esprit.
Depuis les déguerpissements, certains clients cherchent encore leurs vendeurs d’autrefois. On aperçoit parfois des silhouettes qui scrutent les rues, un sachet de pain à la main, espérant reconnaître un visage, une table, une odeur.
À la tombée du jour, quelques vendeurs reviennent près de leurs anciens emplacements, comme pour renouer avec une présence effacée trop vite. Ils posent leur thermos contre un mur, quelques minutes seulement, juste pour servir ceux qui les attendent encore.
Ces retrouvailles furtives disent quelque chose d’essentiel : dans une ville qui change, les liens les plus modestes comptent aussi.
Dakar se redessine. Les trottoirs se libèrent, les carrefours s’ouvrent, les rues respirent autrement. Mais dans cette nouvelle carte urbaine, les vendeurs de café au lait cherchent encore une place.
Papa Abdoulaye SY


