La prostitution est un phénomène présent dans toutes les sociétés urbaines comme rurales. Elle touche des personnes de tout âge et de tout milieu. À Dakar, comme ailleurs, elle concerne surtout des femmes, parfois mères, souvent confrontées à la pauvreté, au chômage ou à des situations familiales difficiles. Elles « vendent leur corps » pour subvenir à leurs besoins ou à ceux de leur famille, dans des conditions précaires et dangereuses. Derrière ce commerce se cachent la solitude, la stigmatisation, la violence et l’insécurité, mais aussi la force et la résilience de celles qui y survivent. Les clients, quant à eux, attendent leur tour, tandis que le voisinage observe et souvent détourne le regard. À travers les témoignages, se révèle un univers difficile mais, où désir, regret et « nécessité » s’entremêlent dans la vie quotidienne de ces femmes.
À Dakar, la journée s’achève dans le bruit des klaxons, les embouteillages interminables et les appels à la prière qui montent des mosquées. Mais quand le soleil plonge derrière l’océan Atlantique, la capitale sénégalaise revêt une autre peau. Les avenues s’illuminent de néons, les taxis déversent leurs passagers devant les bars, et les ruelles de Ngor, des Almadies, du Plateau ou de Yoff s’animent d’une activité moins visible, mais omniprésente : la prostitution. Elle se cache derrière les sourires, les clins d’œil, les vitres teintées des voitures et les musiques qui sortent des boîtes de nuit. Là, le sexe est un marché.
Un marché de survie pour les unes, de désir pour les autres, et de silence pour la société toute entière. La Corniche Ouest, entre la Foire et Magic-Land, est l’un des points névralgiques de la prostitution de rue. À la tombée de la nuit, les jeunes femmes arrivent par petits groupes, parfois escortées par un ami ou un « protecteur ». Elles prennent place sous les lampadaires, là où la lumière attire les voitures. Les prix se négocient rapidement, parfois dans le vacarme des moteurs. A. K. se tient à quelques encablures de la plage « Bceao », à l’heure où le ciel bascule entre jour et nuit.
Le crépuscule la baigne d’une lumière douce, mais ses gestes sont précis et chargés d’intentions. Elle marche quelques pas en avant, revient, puis repart, comme si son corps traçait une petite scène à ciel ouvert. Elle porte un haut moulant, fin, qui colle à sa peau et souligne sa poitrine. Sa jupe courte, légèrement remontée par le vent marin, découvre ses cuisses brillantes de sable et de lumière. À ses pieds, de simples sandales claque sur le sol, marquant le rythme discret de ses aller-retours. Un petit sac en bandoulière glisse sur sa hanche, qu’elle réajuste parfois d’un geste volontaire, attirant malgré elle les regards. Cette jeune fille de 23 ans est originaire de Kolda. Tout chez elle, parle sans un mot. Elle lance un regard appuyé, puis le retire aussitôt.
Parfois un clin d’œil, parfois un sourire à peine esquissé, suffisent à faire comprendre ce qu’elle cherche. Sa démarche accentue tout, un balancement naturel des hanches, une façon de ralentir pour mieux se laisser regarder, puis d’accélérer comme si elle s’échappait. « J’ai quitté mon village pour chercher du travail à Dakar. J’ai d’abord été bonne à Ouakam. Mais mon patron m’a mise dehors. Une copine du même village m’a amenée ici. Je ne l’ai pas choisi. C’est la vie qui m’a poussée ». C’était d’abord une insulte déchirante avant de ne vouloir piper mot. « Tu es policier ou journaliste ? », s’enquit-elle, le visage littéralement effaré. C’est une castagne avant qu’elle n’accepte de témoigner sous pseudo.
Chaque nuit, A. K espère gagner assez pour envoyer 15.000 ou 20.000 FCfa à sa mère, qui pense qu’elle travaille comme bonne, chaque fin du mois. « Je n’ai pas le choix, car je n’ai personne ici. Je partage la même chambre avec quatre filles de mon village et chacune de nous gère ses affaires. La prostitution est toujours difficile, on perd son honneur, sa dignité et sa santé », confesse-t-elle, sans ambages avant d’ajouter : « On reçoit des propositions inhumaines, on se confronte à des clients aux envies presque démoniaques. On rencontre toutes sortes de personnes, mais on n’y peut rien », explique la jeune fille. « Au début, j’avais beaucoup de difficultés à m’acclimater de l’environnement de la prostitution, mais au fur et à mesure, c’est devenu banal et on ne se rend même pas compte qu’on est en train de s’aliéner et de se condamner ».
Cependant, A. K dit vouloir sortir de ce carcan qui l’enserre depuis deux ans. « Je veux vraiment sortir de ce cercle vicieux. Je prie et je jeûne, mais ce que je fais me pèse énormément. Je ne veux pas mourir dans ce travail. Je veux vivre avec de l’argent licite », confesse-t-elle, avant de fondre en larme sur les bras de votre serviteur.
Amadou KEBE