« Deux heures déjà qu’elle fait les cent pas, dans le sac toujours pas un rond. » Cette photographie instantanée d’une soirée maussade de prostituée, captée par l’objectif du groupe IAM, n’a pas jauni, même près de trente ans après. Seul le décor s’est précisé. À la place de l’univers laconique des « trottoirs glauques, bars sales, bagarres d’ivrognes », c’est désormais la grande artère du boulevard Barbès, à Paris, qui s’impose. Un lieu investi, de manière plus discrète le jour et plus visible la nuit, par une prostitution venue principalement d’Afrique.
Même en mai, après 21 heures, la grande fourmilière humaine qui s’étend de la sortie du métro Barbès-Rochechouart, où le néophyte peut se croire un instant dans une cité orientale, jusqu’à la très africaine station Château Rouge, ne désemplit pas. Quand la nuit tombe, les vendeurs de cigarettes de contrebande venus du Sénégal et les marchands ambulants de parfums et vêtements contrefaits pour papes de la sape en quête de notoriété et de fortune laissent place à d’autres « commerçants » de services… bien particuliers. Les appellations sont nombreuses : travailleuses du sexe, marcheuses du boulevard Barbès, prostituées africaines. Mais le but reste unique. Comme à Amsterdam, elles se mettent en « vitrine », ici, à ciel ouvert. Il suffit de quelques pas dans Barbès pour s’en rendre compte.
Rencontres nocturnes
22h13. Une silhouette débouche de la rue Poulet, située juste en face du KFC, célèbre pour ses morceaux de poulet. Difficile de dire si cette coïncidence entre le nom de la rue et le fast-food relève du marketing ou de l’ironie des toponymistes parisiens. La question s’efface à la vue d’une jeune femme d’environ 1,70 m, au physique avantageux.
Elle murmure des mots crus sous forme de propositions tarifées dès que nous l’approchons. Le « Do you speak English? » en guise de réponse lui arrache un sourire. La conversation entamée est brutalement interrompue par les sirènes stridentes d’une voiture de police. Elle disparaît aussi vite qu’elle était apparue, s’engouffrant dans une rue perpendiculaire. Le silence pesant est rompu par le ronronnement sourd de deux trottinettes, montées par un couple de quadragénaires semblant refuser les effets du temps.
Malgré le mauvais temps d’une fin de printemps capricieuse, les noctambules parisiens continuent leur chemin. Sous les lumières artificielles, les maquillages exubérants des filles ressortent vivement sur le boulevard Barbès, les rues Doudeauville, Myrha, Poissonnière. En petits groupes, de trois à sept, elles occupent des coins stratégiques : devantures de banques, abris-bus, échafaudages, angles de rue. Une constante cependant : elles se tiennent toutes sur le trottoir de droite, en direction de la rue Ordener. Une curiosité qui s’explique.
Rembourser 1 500 euros par mois
Cathy est la seule à travailler seule. « Je suis en France depuis deux mois. J’ai commencé il y a cinq jours », confie-t-elle, visiblement mal à l’aise. « Je ne connais pas encore les autres. » Elle dit venir du Nigeria par son père, mais avoir la nationalité ghanéenne. « Ma sœur a dépensé une fortune en visa, billets, logement, nourriture pour que je vienne en France. Elle m’a accueillie à Paris, puis est repartie à Londres préparer son mariage. » Cathy finit par avouer : « Je lui dois 40 000 euros. Je dois lui rembourser 1 500 euros chaque mois. »
Devant notre étonnement face à cette forme de solidarité, elle précise : « Ce n’est pas ma vraie sœur. Depuis la mort de mon père, elle m’a prise sous son aile. Je travaillais chez elle au Nigeria. » Son premier client ? « Une honte », tranche-t-elle. Depuis cinq jours, elle en voit quatre par nuit. « La passe peut aller jusqu’à 50 euros, mais c’est rare. Je travaille de 22 h à 3 h. »
Des stratégies bien huilées
Cathy explique pourquoi elles se placent sur le trottoir de droite : « Il y a deux raisons. D’abord, les hôtels ou appartements où nous amenons les clients sont de ce côté. Ensuite, ça nous évite de traverser le boulevard et de risquer un contrôle de police, surtout quand on n’a pas de papiers. »
Elle montre une convocation pour le centre d’asile de la préfecture de Paris, boulevard Ney. « On m’a dit de montrer ça aux policiers si je suis contrôlée. » Le document semble suspect. Et l’avenir ? Cathy reste évasive : « Je vais où le vent me mène. J’ai arrêté mes études au lycée. Si la France me permet de reprendre une formation, je suis preneuse, même à 22 ans. » Pour l’heure, son inquiétude reste de réunir les 1 500 euros mensuels dus à celle qu’elle appelle « ma sœur ».
Étreintes plus brèves que tendres
Contrairement à Cathy, la majorité des filles fonctionnent en groupe. Elles se surveillent à l’aide de leurs téléphones. Tyna, 23 ans, Ghanéenne arrivée en France en 2007, est moulée dans un sweat orange, jupe courte et talons aiguilles. Elle admet sans gêne : « Mon mac passe trois à quatre fois par soirée. »
Lorsque nos questions deviennent plus précises, elle tranche net : « Vous êtes là pour une interview ou pour le sexe ? La passe est à 100 euros, hôtel compris. » Puis elle retourne rire avec ses amies. Un sourire marqué par les épreuves, mais un regard perçant. Soudain, elle glisse : « Je peux baisser à 80, mais c’est mon dernier cadeau, chéri. » Notre présence semble de moins en moins désirée. Une autre fille les rejoint. Une remarque fuse : « Déjà ? Ça n’a pas duré. » Une étreinte « plus brève que tendre », comme dit la chanson.
Violences, pièges et fatigue
23h20. Nous rencontrons Estelle, 32 ans, arrivée en France il y a un an. Elle a transité par l’Italie. Elle dit ne travailler que dans des hôtels, après une mauvaise expérience : « Un homme a appelé ses amis après m’avoir « utilisée ». D’autres appellent la police pour ne pas payer. »
Les hôtels ? Des appartements tenus par ceux qui gèrent ces jeunes femmes. Des filières bien organisées que les autorités françaises tentent en vain de démanteler. Estelle s’éclipse : « Je dois courir, je vis à Épinay (banlieue française). Je travaille de 6 h à 23 h 30. » Elle hausse les épaules face aux insultes reçues dans la rue : « J’ai un fils à nourrir », dit-elle en entrant dans le métro.
Pas toutes des victimes
Les clients se font rares au micro. L’un d’eux, Ouest-Africain, insiste : « Elles ne sont pas toutes des anges. Certaines choisissent ce métier et s’y tiennent. Moi, je ne les ramène jamais chez moi. Trop de risques de vol. » Si la réalité dépasse les clichés manichéens, elle reste le reflet de parcours migratoires brisés et d’une exploitation bien rodée.
Chez ces « Belles au bois dormant sur matelas sans ressort, ancrées à leur sort comme des bateaux usés qui ne quittent jamais le port », notre reportage s’achève par une rencontre avec… la police.
Légal, mais sous contrôle
Depuis 2012, Barbès est en zone de sécurité prioritaire. Des policiers, courtois, nous rappellent : « Il est interdit de faire un reportage sur la voie publique sans accord préalable du commissariat. » Et les filles ? En France, la prostitution n’est pas interdite. C’est le racolage passif qui l’est. Tout est une question… d’interprétation.
Par Moussa DIOP