À Enampore, au cœur du royaume traditionnel de « Mof Evi », une femme incarne aujourd’hui la jonction entre modernité et tradition, entre foi catholique et croyances ancestrales. Elle se nomme Marie-Rosine Manga. Intronisée reine du « Bàléga », le fétiche féminin le plus sacré du royaume, elle n’est pas seulement dépositaire d’un héritage mystique, elle en est aussi l’incarnation vivante, après un parcours inattendu, semé de ruptures et de révélations.
C’est le 26 juillet 2022 que Marie-Rosine Manga a officiellement été consacrée reine du Bàléga. Une cérémonie chargée de symboles, mais aussi marquée par un geste fort et inédit : au lendemain de son intronisation, elle prend publiquement la parole pour dénoncer l’état déplorable de la route menant au royaume. Une prise de position qui surprend dans un univers où la parole des chefs coutumiers est souvent mesurée, voire silencieuse face aux dysfonctionnements étatiques. Mais Marie-Rosine n’est pas une reine comme les autres. Elle est une femme instruite, une ancienne enseignante du préscolaire, une mère de famille, et surtout, une ex-catholique fervente, aujourd’hui convertie corps et âme au service d’un fétiche traditionnel qu’elle ne cherchait pourtant pas.
À 64 ans, Marie-Rosine Manga, membre de la famille royale, grandit dans une famille catholique. Elle suit une scolarité prometteuse, jusqu’en classe de quatrième au collège de Rufisque. En 1972, elle obtient son admission en sixième à l’école de Séléky, mais ses ambitions sont rapidement freinées par l’absence de soutien : son père, Paul Manga, quitte le Sénégal pour la Sierra Leone. La jeune fille, sans soutiens conséquents, doit abandonner ses études. La frustration est grande, mais elle n’abandonne pas. Elle se tourne alors vers le tourisme. Elle devient guide au sein de l’agence « Jet Tours ». Mais l’insécurité en Casamance, dans les années 1980, fait sombrer l’entreprise. Marie-Rosine rebondit. Elle devient commerçante, puis rizicultrice. C’est finalement à Djifanghor, où elle s’installe avec son mari et ses huit enfants, qu’elle entre dans le monde de l’éducation. Elle commence à enseigner dans une école préscolaire soutenue par la fédération « Dimbaya Kagnalen ».
En 2011, elle est mutée à Boutoute. Une vie simple, laborieuse, rythmée par la foi chrétienne et le service à la communauté. Mais depuis 2012, des événements étranges commencent à bouleverser son quotidien : disparition inexpliquée de son salaire à la sortie de la banque, nuits sans sommeil, maladie tenace, pertes financières répétées. Autant de signes que ni elle ni ses proches ne parviennent à comprendre. Les anciens, eux, n’ont pas de doute : le fétiche Bàléga l’a choisie. Le message est clair, même si Rosine mettra du temps à l’accepter. «Mes proches avaient même perdu espoir de me voir me relever », confie-t-elle.
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La seule femme qui manipule le couteau royal
Sa nomination à la tête du «Bàléga » n’est pas seulement symbolique. Elle modifie profondément son rapport au monde. Désormais, Marie-Rosine Manga est la seule femme autorisée à manipuler certains objets sacrés du royaume, comme le couteau royal utilisé pour les libations. «Je suis la seule à pouvoir toucher le couteau sacré du roi », affirme-t-elle avec une autorité nouvelle. Sa mission, elle la partage avec les autres femmes initiées du royaume. Ensemble, elles veillent à la protection du terroir, consultent les bois sacrés, prévoient les dangers, soignent les malades et purifient ceux qui ont enfreint les interdits. Leur rôle est central dans l’équilibre mystique du royaume de « Mof Evi ». Selon le notable Charles Bakodia Manga, « la mission des femmes du Bàléga est très précise. Avec ce fétiche, elles contrôlent tout le territoire, spirituellement parlant ».
À chaque saison, ses offrandes : en saison sèche, seul le vin de palme est admis au fétiche, tandis qu’en saison des pluies, c’est l’hydromel, fabriqué à base de miel, qui est utilisé pour les rituels. L’une des dimensions les plus bouleversantes de son parcours reste son renoncement progressif au catholicisme. Marie-Rosine ne cache pas son trouble intérieur. « Je suis née dans une famille chrétienne catholique que j’ai indépendamment abandonnée. Je ne dis pas que c’est avec un regret, mais c’est comme ça», dit-elle, laissant entrevoir un léger sourire. Le passage de la foi chrétienne à la spiritualité traditionnelle n’a rien d’un choix rationnel ou volontaire. C’est un basculement imposé par des forces invisibles, une assignation à un destin qu’elle n’a ni demandé ni prévu, mais qu’elle finit par embrasser, par devoir, par responsabilité. La force de la reine du Bàléga réside dans sa capacité à conjuguer deux mondes souvent perçus comme opposés : la rationalité de l’école républicaine et la mystique de la tradition.
Dans le royaume « Mof Evi », Marie-Rosine est le trait d’union entre la classe instruite et le monde invisible, entre les croyances anciennes et la société moderne. À Enampore et dans tout le royaume, Marie-Rosine est désormais une figure respectée. Elle porte toutes les femmes. Elle vit à l’ombre du roi encore absent, comme une gardienne en mission, prête à transmettre, protéger et éduquer les jeunes filles. Et lorsque les tambours du royaume retentiront pour annoncer l’arrivée d’un nouveau monarque, elle sera peut-être là, en reine du Bàléga, à ses côtés, prête à incarner la part féminine du pouvoir mystique.
Par Gaustin DIATTA, Seydou KA (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)