Dans de nombreux contextes au Sénégal, ce sont souvent des voyants autoproclamés, aussi appelés parfois « marabouts » ou « guérisseurs spirituels », qui accusent d’autres personnes de sorcellerie, sans preuve tangible, sur la base de visions, de révélations spirituelles ou de consultations ésotériques. Ces voyants prétendent avoir un don ou une connexion spirituelle leur permettant d’identifier les auteurs spirituels derrière une maladie, un malheur ou une mort ; de déterminer si quelqu’un est sorcier ou s’il a été ensorcelé ou de révéler des noms supposés de sorciers ou de personnes possédées. « Le problème est que ces accusations ne reposent sur aucune preuve matérielle ou rationnelle, mais uniquement sur ce que le voyant affirme avoir vu en rêve, en transe ou à travers des pratiques occultes (consultation de coquillages, sable, miroir, etc.) », reconnait M. Ndiaye, guérisseur traditionnel. C’est exactement ce qu’a vécu la veuve S.K. Le 10 septembre 2025, à l’aube encore perlante des dernières pluies d’hivernage, le village de « Kamodioth » (nom fictif) dans la région de Fatick, s’éveille dans une douce symphonie. Les champs de mil déroulent leur verdure comme une mer tranquille, les mange-mil entonnent leurs trilles, et les grenouilles, réticentes à quitter la nuit, poursuivent leur concert humide. Une atmosphère d’harmonie, presque bucolique, où la vie semble s’accorder aux lois de la nature. Mais derrière cette fresque apaisée, une dissonance persiste. S.K est une âme blessée dans ce décor paradisiaque.
Un traumatisme psychique profond
Dans sa demeure, elle détourne le regard de la beauté du matin. Voyageuse immobile, ses yeux, brouillés de larmes, se perdent dans les souvenirs qui la hantent. Car ici, dans ce village qui chante, elle ne voit plus qu’une autre mélodie : celle des accusations, « des murmures cruels » qui l’ont un jour désignée comme sorcière. Tout est parti de la grave maladie de sa fille. « Le petit frère de mon mari est allé consulter un pasteur, et ce dernier lui a confirmé que j’étais l’auteure de la maladie. Au retour, il n’a pas hésité à me torturer, à m’insulter et à me traiter de sorcière », raconte-t-elle après une longue hésitation.
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Depuis, confie la sexagénaire, la rumeur s’est propagée dans les autres hameaux, telle une traînée de poudre. « À mon passage, tout le monde me montre du doigt. On me traite de sorcière et je ne trouve nulle part où me laver à grande eau. Voilà deux ans que je vis avec ce fardeau », souffle S.K avec un sourire qui cache bien des peines.
S.K. n’est pas la seule à subir les paroles de ces prétendus « voyants ». L’année dernière, Mme Diouf, une veuve de 58 ans, a été accusée aussi de sorcellerie. « Un voisin m’a clairement dit qu’un guérisseur traditionnel lui avait confirmé que j’étais responsable de la mort prématurée de son enfant. J’ai été choquée et profondément déçue », pleure-t-elle ses mots. Être veuve, dans les villages, déplore-t-elle, c’est un deuil de plus. « Pourtant, on est obligé de garder le silence, de peur que la rumeur ne se propage, car c’est l’image de toute une progéniture qui risque d’être ternie », murmure la mère de famille, yeux clos, mains jointes sous le menton.
« Une prison ouverte »
Des destins brisés par la rumeur, des veuves clouées au pilori pour des drames qui les dépassent. Pourtant, d’après certains spécialistes, les accusations de sorcellerie, même par de simples rumeurs fréquentes dans certains contextes ruraux, laissent des séquelles psychologiques durables.
Rejet, isolement, honte sociale, voire tentatives de suicide : les conséquences dépassent largement le simple poids de la rumeur. Entre stigmatisation et manque d’accompagnement, les victimes sombrent souvent dans un silence douloureux. « Être accusé de sorcellerie est une expérience profondément traumatisante. Surtout lorsqu’elles sont infondées, ces accusations déclenchent un choc psychique violent qui peut provoquer un suicide », explique le psychiatre Dr Léopold Boissy du Centre hospitalier national psychiatrique de Thiaroye. Selon lui, les victimes développent un sentiment de trahison vis-à-vis de leurs proches, une perte d’estime de soi, une honte sociale et une impression d’inutilité.
À l’en croire, ces blessures psychologiques peuvent évoluer vers des troubles anxieux ou une dépression sévère. Craignant les regards et les rumeurs, certaines femmes se replient sur elles-mêmes, refusent de sortir et vivent dans une angoisse permanente d’être vues comme « celles qui tuent » ou « celles qui jettent un mauvais sort ». C’est le cas de la veuve Aïssatou (nom d’emprunt). Exilée à Joal-Fadiouth après avoir été accusée d’avoir envoûté un enfant, elle est décédée deux ans plus tard après des troubles psychiques. « Une nuit, ma mère n’allait pas bien. Dans une crise, elle a juste cité le nom de l’enfant. Après les rumeurs omniprésentes de « Jëfru » (Ndlr : mea-culpa), ma mère est venue ici alors que nous étions très jeunes, moi et mes deux petites sœurs », se ressasse son fils qui tient beaucoup à son anonymat et à celui de son village d’origine. Le Dr Boissy : « Parfois, ce qu’on qualifie de « Jëfru » n’est qu’une psychose. »
Toutefois, selon lui, des pistes de solution pour un suivi médical existent. Les centres psychiatriques peuvent jouer un rôle crucial en aidant les victimes à retrouver confiance en elles, renforcer leurs capacités psychiques face aux pressions sociales. Les psychiatres ou psychologues, poursuit Dr Boissy, peuvent également accompagner les victimes à travers des thérapies de groupe ou systémiques, visant à traiter le « mal-être social » et à réduire la communication biaisée qui alimente l’exclusion.
Pour le sociologue Pr Djiby Diakhaté, l’accusation de sorcellerie entraîne souvent l’exclusion du groupe social.
Or, cette perte de reconnaissance communautaire est particulièrement destructrice dans les milieux où la solidarité est vitale. Isolées, ces femmes en viennent parfois à envisager le suicide, convaincues que leur vie n’a plus de sens. D’autres préfèrent « disparaître », c’est-à-dire quitter leur village, changer de région ou même s’exiler, afin d’échapper à la stigmatisation. Mais, affirme le sociologue, ces accusations ne sont pas anodines. Elles enferment la veuve dans ce qu’il appelle une « prison ouverte ». Une marginalisation insidieuse, qui la coupe progressivement de ses repères et de ses réseaux sociaux. « L’individu vit alors dans un contexte de désaffiliation, comme un monarque isolé, dont le réseau relationnel est anéanti », explique M. Diakhaté. Pour lui, la violence psychologique est immense : stigmatisation, rejet, isolement. En effet, ces femmes, déjà éprouvées par le deuil, subissent un traumatisme supplémentaire. « Cela peut conduire à toutes les formes de pathologies possibles, à des tendances suicidaires ou à la fuite, pour échapper à un quotidien insoutenable », alerte-t-il.
Face à ces drames silencieux, le sociologue appelle à une mobilisation collective : « Il y a un travail d’éducation de masse à faire, pour amener les communautés à comprendre qu’il ne faut pas mettre la femme dans un registre qui constitue un problème pour elle et pour sa progéniture. »
Restaurer la dignité, un travail collectif
La clé réside, selon lui, dans la déconstruction des croyances nocives qui existent toujours, et la sensibilisation menée avec les acteurs communautaires. Il s’agit de redonner aux veuves leur dignité, de leur permettre de continuer à vivre et à protéger leurs enfants, de mener leurs activités économiques et professionnelles sans ce poids infamant. Dr Boissy corrobore. Selon lui, la lutte contre les accusations de sorcellerie ne peut pas reposer uniquement sur l’accompagnement médical. Elle exige une mobilisation communautaire, un changement des mentalités et une prise en charge sociale renforcée. La protection des personnes accusées passe par un discours clair : elles doivent être intégrées, sécurisées et soutenues : « Sans cela, les accusations de sorcellerie continueront d’alimenter un cycle de souffrance psychologique et d’injustice sociale. »
Pour lui, la prévention de ces drames commence au sein même des villages. Les chefs de famille, chefs de village, sous-préfets et autorités locales ont la responsabilité de calmer les tensions, vérifier les faits et instaurer un climat de dialogue.
Un discours conciliateur et rassurant est également essentiel pour briser le cercle de la rumeur. En rappelant que ces accusations relèvent de croyances sociales et non de faits avérés, les responsables communautaires peuvent protéger les victimes et empêcher leur isolement.
Adama NDIAYE