En ce dimanche matin, premier jour du mois de juin, Dakar se réveille sous un ciel relativement brumeux. Les klaxons des voitures, le vrombissement des motos et les éclats de voix se fondent dans un tumulte familier.
Le repos dominical, observé par la plupart des travailleurs, ne semble guère ralentir l’animation d’une ville en pleine effervescence. Il est 11 h passées, au quartier Liberté 4.
Sous un ciel partiellement couvert, les rayons du soleil percent les nuages et déposent une lumière tamisée sur les immeubles, dont les façades projettent leur ombre sur la chaussée. Les chantiers s’élèvent, étage après étage, traduisant l’image d’une ville en construction. Ils reçoivent aussi leur part de lumière solaire. Assis sur un banc improvisé — fait de briques en béton superposées et recouvertes d’une planche de bois — Cheikh remonte paisiblement un seau noir rempli de sable mélangé à du ciment jusqu’au 4ᵉ étage d’un immeuble en construction.
À l’aide d’une poulie reliée à une corde, il hisse régulièrement le seau, luttant ainsi contre la pesanteur. Son collègue, posté au balcon, réceptionne le seau, le vide, puis le relâche, le laissant chuter bruyamment sur la montagne de sable au sol. Ngor et Touba, les récents drames L’ouvrier d’une trentaine d’années, au teint clair, secoue la tête: «Ah, l’effondrement des immeubles, c’est l’actualité du moment… Avec les drames à Touba et ici à Ngor, c’est vraiment triste», souffle Cheikh d’emblée.
À l’image d’un passionné qui ne se rend pas compte que son sujet pourrait lasser, le jeune maçon partage son avis d’ »expert » : « Je ne me remets toujours pas de l’idée que des bâtiments bien construits puissent s’effondrer en si peu de temps. Comme vous le voyez ici, le ciment est bien dosé et bien mélangé au sable. Si tout cela est bien employé, avec le bon fer, il est très difficile que ce genre de drame se produise », estime-t-il. Ainsi, le jeune ouvrier pointe du doigt des erreurs de construction.
« Des immeubles s’élèvent trop vite »
Sur un terrain vague jouxtant le chantier de Cheikh, un immeuble vient d’être démoli. Longtemps inhabité, le bâtiment avait été évacué, selon Cheikh, par son propriétaire en raison de son état défectueux. Il considère cela comme un acte responsable, car, selon lui, jamais les gens ne devraient habiter — ou louer — des bâtiments à risque. «C’est triste de voir des gens mourir par négligence ou à cause de propriétaires indélicats», grogne-t-il. Un peu plus loin, à la Cité Keur Gorgui, même cri d’alarme chez Pathé Touré. Le conducteur de motopompe vient de déverser sa charge dans le radier profond d’une fondation d’immeuble.
Les tempes ruisselantes de sueur, les chaussures de sécurité couvertes de ciment frais, Pathé s’accorde un moment de répit, adossé aux portes closes d’une cantine, le regard perdu. Revenant sur l’effondrement de l’immeuble à Touba, il s’interroge : « C’est dommage qu’un immeuble de quatre étages s’effondre aussi facilement.
Pourtant, d’après ce que j’ai entendu, les normes auraient été respectées. Ce qui est le plus écœurant, ce sont les pertes en vies humaines. En tout cas, il faut qu’on soit plus vigilants dans les constructions, parce que ce sont nos vies qui sont en jeu », déclare ce travailleur du dimanche.
Peur et indignation
Pathé poursuit son alerte sur la précipitation dans les constructions : « Il arrive que des bâtiments sortent de terre en un laps de temps très court. C’est une erreur. Pour bien construire, il faut prendre son temps. Mais les gens veulent ériger des immeubles de plusieurs étages en quelques mois… c’est dangereux », renchérit-il. Son propos fait écho à celui de Tahirou Bâ.
À pas cadencés, l’agent de sécurité, chapelet à la main, fait la navette entre les deux extrémités de la rambarde en béton de la porte de son immeuble. « Je n’en sais rien… C’est difficile de parler des effondrements, mais je dirais que c’est la main de Dieu », avance-t-il, fataliste.
Mais il ne peut s’empêcher de s’interroger sur la rapidité à laquelle certains immeubles sont construits : « Cela fait neuf ans que je suis ici, mais j’ai vu certains bâtiments sortir de terre à une vitesse incroyable. Imaginez ce bâtiment de neuf étages : s’il venait à s’effondrer, les dégâts seraient terribles. Je crois que les gens doivent construire sans se précipiter», conseille Tahirou Bâ avec sagesse.
Le soleil devient plus brûlant. Mais la vie urbaine suit son cours, presque insouciante, contrastant avec la peur diffuse qui avait envahi les habitants de Ngor lors de l’effondrement de l’immeuble abritant un célèbre supermarché.
Sur les lieux, l’immeuble s’est transformé en un immense tas de décombres : béton, barres d’armature, briques, et autres débris. Telle une scène de désolation, la base de l’édifice, désormais rasé, ressemble à un terrain vague. Bien que certains étages supérieurs et une portion de la façade droite soient encore debout, ils montrent de graves signes de fragilité, avec des fissures apparentes. Cette désintégration partielle dévoile même des bagages et des éléments intérieurs à l’extérieur.
Ce tableau sombre de la grande bâtisse, jadis fréquentée par un beau monde, sème la panique chez les riverains. En passant devant, les regards sont hagards. La question fuse : «Comment cela a-t-il pu arriver»? Pour Mame Bousso, pompiste à la station Shell de Ngor, située face aux décombres, le traumatisme demeure : « J’étais choquée quand le Caterpillar est venu tout dégager.
Les dégâts matériels sont énormes : marchandises, nourritures, etc. Je me disais qu’on aurait pu laisser les gens récupérer ce qu’ils pouvaient, mais le risque était trop grand », dit-elle, le regard vide. Habitante de la Cité Fadia, elle tente d’oublier, mais la peur persiste : « Souvent, le soir, en m’allongeant pour dormir, je regarde le plafond et je me dis : “Et si mon immeuble s’effondrait comme celui de Ngor ?” » témoigne-t-elle.
Souleymane WANE