«Les papys font de la résistance ». Ce titre d’un journal, lu il y a au moins deux décennies, m’a vite accroché. Il témoigne d’un tonus qui défie les âges. Je dirais, pour ne frustrer personne : « les mamies aussi font de la résistance ». Cet équilibre (équilibrisme, si vous le pensez !) a eu, par le passé, de détendre l’atmosphère dans les concessions familiales réunissant encore plusieurs générations de Sénégalais et résistant ainsi à l’ère du « tout pour l’appartement » ou « AP » pour s’aligner sur l’appellation très snob et chargée des plus jeunes (oui, oui, parce que je fais également de la résistance !)
N’oublions pas nos racines qui sont pour nous ce que la fondation est pour le bâtiment. En chanson, You et Pène dans leur duo d’anthologie « Ëlëk sibiir » ont utilisé cette métaphore du bâtiment pour célébrer leurs relations de longue date ignorée de la rumeur sur une rivalité résolue : « il ne faut jamais oublier que la bâtisse ne tient que parce qu’elle est debout sur ses fondations solides ».
Dans un autre contexte, cela renverrait à la nécessité de ne pas se laisser éblouir par le caractère majestueux de l’édifice au point d’en oublier la base. Ce socle a les mêmes fonctions que les racines de l’arbre solidement ancré dans le terroir et au feuillage épanoui. Sur le socle de fidélité à un serment et un idéal de vie, les vieilles relations font de la résistance. Ils sont comme de vieux bâtiments dont on prédit l’effondrement à travers l’expression consacrée « des édifices menaçant ruine ». Ils tiennent pourtant ! J’en connais même qui ont fait l’objet d’une réhabilitation couronnée de succès. Ces papys et mamies en dur font mieux que de nouveaux bâtiments qui chutent comme un château de cartes.
Des joyaux vite devenus un amas de béton et de ferraille. Telle est la curiosité du moment, dans un enchaînement chaotique. C’est à croire que dans la généalogie du bâtiment, l’ancien est plus solide que le nouveau. Des experts du secteur visent des causes : absences d’études préalables, défaillances dans la mise en œuvre des travaux, qualité douteuse des matériaux de construction, détournement de l’usage initial du bâtiment et mauvais système ou absence d’entretien.
Les accidents courent les rues ou les chantiers où il est courant de voir des ouvriers haut perchés et sans harnais, casque de sécurité, gants, bottes et autres équipements de sécurité. Des drames trop souvent sanctionnés par des morts d’hommes. Refusant de regarder la réalité en face, le poids du risque est confié à une fatalité déconcertante. Même Dieu doit s’ennuyer de regarder des créatures qu’il a dotées d’intelligence renoncer aux précautions d’usage.
L’autre versant de cette absence de prévenance est l’attitude débonnaire de certains futurs propriétaires décidés à sauter les étapes des études architecturales, de sol ou de béton armé pour des économies fatales à la durabilité de l’édifice. L’unique objectif est que le bâtiment soit debout, pour traduire littéralement en wolof l’expression consacrée « na batiment bi taxaw rek ».
La fin justifie les moyens et au prix de nombreuses vies. Et lorsque les marchands de sommeil s’en mêlent, rencontrant des « experts » à la science et à la moralité douteuse, les étages sont empilés sans considération de poids. Cela finit par faire patatras ! Des drames de poids… Il s’agit là de l’effondrement moral, l’autre versant des effondrements physiques. Un mal grossissant dans un pays où même le vinaigre n’est pas épargné par les contrefacteurs dans une alchimie chimique fatale à la santé publique.
Des fabriques de savons sont démantelées, des vendeurs d’eau prétendument filtrée entretiennent des « usines » insalubres au mépris des composants minéraux, des médicaments liquident la santé dans la rue, des pistolets artisanaux sont « usinés » pour semer le deuil dans de paisibles concessions pour quelques biens emportés, des gangs au scooter agressent d’honnêtes piétons à la lame rudimentaire pour un téléphone portable, des épreuves d’examens se retrouvent entre les mains de candidats adeptes de la sidérante devise « tricher pour réussir », etc. L’industrie du faux produit un désarroi au cœur de nos cités dans le secteur du bâtiment et bien au-delà. La triche habite les demeures, les bureaux et les rues. Comme un désert avalant la végétation, elle avance dans notre quotidien. Elle sape les fondations de l’édifice moral.
Le recours au faux est vivifié par des créatures uniquement mues par l’assouvissement de leurs ambitions. L’effondrement moral dans une société ensevelit le destin collectif sous les décombres de la foi et de la loi, les deux phares du chemin de la réussite saine. Comme le bâtiment, une société en accord avec les grandes vertus du vivre ensemble est comparable à un édifice aux normes.
Il lui faut des fondations solides à travers ses racines lui permettant de développer une identité forte telles des feuilles et des fleurs épanouies d’un arbre majestueux. Cette société debout s’appuie sur des piliers qui s’appellent discipline, dignité, honneur, ouverture, empathie, travail et solidarité. Ce schéma de valeurs est jalousement gardé par les veilleurs du temple de la tradition de la même manière qu’un bâtiment a son contrôleur.
Ces valeurs défient les âges, les circonstances et les intempéries. Une telle société produira toujours des spécialistes intègres dans tous les domaines d’activités. Elle ne laissera pas prospérer une industrie du faux étendant ses tentacules à la transformation physique, de pied en cap ! Ce qui peut être un reflet de l’état d’esprit, base de l’effondrement moral.