Le roi est mort, vive le roi ! Non, à Enampore, les choses ne se passent pas suivant la formule consacrée. Depuis la disparition du dernier roi, Affilédio Manga, en 1969, le royaume « Mof Evi », qui signifie littéralement « la terre du roi », en attend la désignation d’un nouveau.
De petites élévations de terre sous forme de termitières entourent un fétiche érigé sous une hutte. Y sont visibles un canari cassé et des crânes d’hippopotames. C’est ici, à la lisière de la forêt sacrée d’Enampore qu’a vécu Affilédio Manga, le dernier monarque ayant régné sur le royaume Mof Evi qui signifie littéralement « la terre du roi ». L’accès à la forêt royale est restreint. En dehors des membres de la famille royale, les gens ont généralement peur d’y entrer, renseigne M. Manga, Jacques Manga, membre de la cour d’Enampore. Il est formellement interdit d’y allumer du feu. C’est dans cette forêt que se trouvent les cimetières particuliers du roi où sont inhumés ses descendants suivant un rite secret. L’enterrement se fait la nuit. Seules quelques personnes y assistent.
Le royaume « Mof Evi » s’étend de Badiate (après Brin au sud de Ziguinchor) jusqu’à Bandiale sur le fleuve Casamance. « Enampore n’était constitué que de ce seul quartier qui s’appelle Enampore Djugamof (la terre rouge). Les gens habitaient autour du roi non seulement pour bénéficier de sa protection, mais aussi pour faciliter le contact », explique M. Manga. Avant Affilédio Manga sept rois s’étaient succédé au trône. Depuis sa mort, en 1969, le trône est resté vacant bien que trois de ses fils soient encore vivants. En fait, la particularité du royaume « Mof Evi », c’est que les princes ne succèdent pas au roi. C’est dans la famille élargie que les fétiches désignent un successeur. Seulement, les deux familles d’où doit sortir le futur roi (les Sagna d’Essyl et les Manga d’Enampore) se sont converties à l’islam et au christianisme alors que le roi doit nécessairement être un adepte de la religion traditionnelle. Si, par extraordinaire, l’un d’eux était désigné par le fétiche, le « Funir », et qu’il accepte la charge royale, alors, il devrait abandonner sa religion actuelle, divorcer de son ou ses épouses actuelle(s), et se remarier selon la coutume. Bref, recommencer une nouvelle vie. Ce qui, a priori, complique le choix d’un successeur. La désignation du roi obéit à un processus mystique. Avant d’être intronisé, Affilédio Manga avait, dit-on, le pouvoir de rester sous la pluie sans être mouillé. Le signe qu’il était l’élu du fétiche. C’est ainsi qu’il a été intronisé. « Maintenant, si nous devons attendre que ce fétiche nous désigne un nouveau roi, on ne l’aura pas. Les fétiches n’ont plus aujourd’hui le pouvoir de désigner un roi», soutient Jacques Manga, qui préconise un changement de la Constitution du royaume.
Lire aussi : Charles Bakodia Manga, guide suprême du Royaume « Mof Evi » (2/3)
Bakodia, le gardien du fétiche
Lui-même avait été désigné pour assurer la fonction de gardien du fétiche, mais il avait décliné la charge. « Je suis catholique, je ne crois plus à ces choses, bien que je respecte la tradition, notamment les interdits ». C’est ainsi que son cousin Bakodia – Charles Manga de son vrai nom – a été choisi pour assurer ce rôle délicat. Port austère, corps sec, regard d’aigle, bonnet légèrement penché sur le côté, il veille sur le fétiche avec rigueur et dévouement.
« Mon rôle, c’est de cultiver mes champs et de venir ici », déclare-t-il sobrement, désignant du doigt le fétiche situé à la lisière de la forêt royale d’Enampore. Il vient régulièrement y verser du vin et procéder aux libations. C’est lui qui veille au respect des consignes royales : l’interdiction pour un homme d’assister à un accouchement ou d’avoir des rapports sexuels avec une femme qui voit ses règles et de toucher du sang humain. Ceux qui transgressent ces interdits, volontairement ou par inadvertance, sont obligés de venir se confesser au fétiche. Autour du fétiche, quelques gerbes de riz, des bouteilles de vin… La preuve que les gens viennent se confesser. « Les gens viennent régulièrement se confesser, y compris les adeptes des religions révélées», renseigne Bakodia. Du vivant du roi, quand il restait quelques jours sans pleuvoir, les femmes venaient faire des prières autour du fétiche et lui exposer leurs doléances.
Vêtues de pagnes noirs, sans chemise, elles dansaient au rythme du tam-tam jusqu’au soir. Alors, Affilédio Manga sortait et leur demandait ce qui les préoccupait. Elles répondaient qu’elles étaient inquiètes parce qu’il n’avait pas plu depuis plusieurs jours. Alors, il leur demandait de rentrer, leur promettant l’ouverture des vannes du ciel. « Généralement, en rentrant à la maison, elles étaient mouillées par la pluie», relate Jacques Manga. C’est pour cela qu’on l’appelle « Affilédio » (celui qui fait tomber la pluie). Avant même que M. Manga ne termine son propos, le tonnerre déchire l’atmosphère. Nous regagnons la voiture sous la pluie. Une pure coïncidence pour les esprits rationnels. D’autres y verront un signe.
Plus de cinquante après la disparition du roi, ce culte se perpétue aujourd’hui encore. Seulement, il n’y a plus de monarque pour faire tomber la pluie. Les femmes viennent danser autour de Bakodia, lui demandent s’il a versé du vin au fétiche… S’il ne l’a pas fait, il faudra tuer un bouc noir ramassé dans le village. Il va sans dire que le propriétaire n’osera pas protester. C’est également lui (Bakodia) qui donne le signal des semis (ébuñ) et du repiquage (firelo) du riz. « Bakodia a une lourde responsabilité, puisque quand il n’y a pas de pluie, c’est lui qu’on va interpeller », explique Jacques Manga. À cause des exigences de sa fonction, il n’a pas le droit de voyager hors de la localité pendant plus de trois jours. Le jour de notre visite, il devait se rendre à Ziguinchor. Il insiste pour qu’on le « sorte », parce qu’il devait revenir dès le lendemain.
Dans le passé, le « gasirah » ou « kasarah » (rite de la pluie) d’Aline Sitoé Diatta se pratiquait à Enampore, mais aujourd’hui cette pratique est délaissée. Dans l’organisation sociale du royaume, chaque famille avait une fonction particulière autour du roi. Celui-ci doit être intronisé dans deux familles (les Manga d’Enampore et les Sagna d’Essil), les Diatta s’occupent de la chaise mystique du roi, les Tendeng constituent la garde rapprochée et les Bassène gèrent l’enclos où sera intronisé le roi.
Par Gaustin DIATTA, Seydou KA (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)