À quelques jours de la date butoir du 11 novembre fixée par le gouverneur de Dakar pour l’enlèvement des épaves et véhicules abandonnés, l’inquiétude grandit parmi les mécaniciens, ferrailleurs et petits garagistes de la capitale. Entre la nécessité de libérer l’espace public et les impératifs de survie économique, le dilemme s’installe. À Fass, comme à Colobane, les trottoirs sont devenus, au fil du temps, des ateliers à ciel ouvert. Mais cette appropriation informelle de la voie publique, longtemps tolérée, se trouve aujourd’hui remise en cause par une mesure jugée trop brusque par ceux qu’elle concerne. Beaucoup redoutent, en effet, un délai trop court pour se conformer à la décision du gouverneur.
En ce mercredi 29 octobre 2025, le soleil cogne dur sur Hlm (Habitation à loyer modéré) Fass. À 11 heures du matin, la lumière se brise sur les carrosseries, les capots levés et les carcasses d’acier. Sur la rue 52, tout près de l’arrêt du Bus rapid transit (Brt) de la Place de la Nation, le trottoir est devenu atelier occupé par de vieux gens. Le garagiste Souleymane Faye, casquette bien vissée, mains huileuses, dévisse lentement l’arrière d’un véhicule dont il arrache les dernières pièces utiles. Autour de lui, les passants slaloment entre moteurs éventrés et pneus crevés. Le décor a depuis longtemps avalé la frontière entre rue et garage. «On est au courant des opérations et nous sommes totalement d’accord avec le gouverneur, car tout contribue au développement du pays. Pour ce véhicule, nous ferons tout pour détacher les pièces avant le 11 novembre, mais pour celui à côté, on ne voit plus son propriétaire depuis très longtemps », confie le vieux Faye. « C’est devenu normal, on ne fait même plus attention », lâche Mamadou Sow, habitant du quartier. Son ton n’est ni résigné ni moqueur, juste lucide. Les habitants vivent avec ce désordre, l’intègrent, le contournent. Selon lui, « dans ce quartier, la mécanique n’est pas un métier, c’est une respiration ».
Quand les trottoirs deviennent des ateliers
Non loin du lycée John Kennedy, un atelier s’est installé face au passage impeccable du Brt. Le contraste est saisissant : d’un côté, les bus flambant neufs glissent sur l’asphalte brillant ; de l’autre, les mécaniciens martèlent le métal dans une poussière grise, les mains noircies, les yeux plissés par le soleil. « On n’a pas encore entendu parler d’un arrêté, mais on travaille pour vivre », confie Pape Samb, un jeune garagiste qui resserre une culasse sur le trottoir. À côté, une vendeuse de petit déjeuner sert du café Touba et des beignets, indifférente au vacarme des clés à choc. À Fass, les trottoirs ont changé de vocation. Le pavage noirci, les moteurs ouverts, les batteries usées et les épaves forment un paysage parallèle à celui de la ville moderne. Les piétons marchent désormais sur la route, chassés par les véhicules en réparation. « Certains garages sont là depuis vingt ans », souffle Maïmouna, habitante des Hlm. Et d’ajouter : «Ce sont des pères de famille. Ce qu’ils font n’est pas beau, mais ils vivent de ça.»
Derrière les Hlm, un atelier improvisé s’étire à l’ombre. Iran en est le chef. « Je suis né ici. Ces voitures, je les connais toutes. Ici, on n’occupe pas la voie publique et on ne dérange personne. Les voitures que je gère en ce qui me concerne ne sont pas des épaves. Mais l’arrêté du gouverneur, c’est une bonne chose. Il faut de l’ordre, même si ça fait mal. » À ses côtés, un jeune apprenti acquiesce en silence, le regard fixé sur un moteur ouvert comme un corps qu’on soigne.
Une capitale en chantier permanent
À Fass, en direction de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad), plus précisément vers Tapis Rouge, tous les trottoirs longeant le canal 4 sont occupés par des épaves de véhicules et des ateliers mécaniques à ciel ouvert. Ici, pour d’autres, la mesure passe mal. Ibrahima Faye, garagiste depuis quinze ans, laisse tomber sa clé anglaise avant de dire : « On comprend, mais qu’il nous donne un endroit pour continuer ou au minimum un délai raisonnable. On ne peut pas disparaître du jour au lendemain. » Ses mots résonnent comme une supplique dans le vacarme métallique de son atelier, où de jeunes apprentis s’affairent à réparer un moteur.
À quelques kilomètres de là, des rues de Colobane vibrent du même désordre organisé. Ici, la mécanique est reine. Entre le marché aux pièces détachées et les garages de fortune, le quartier bruisse du cliquetis des outils. Le sol est gras, les trottoirs saturés. Des épaves s’alignent comme des sentinelles fatiguées. Des enfants courent entre les pneus empilés, des apprentis hurlent des instructions. « On travaille ici depuis toujours. Les voitures abandonnées, c’est notre stock de pièces. Si on les enlève toutes, c’est notre gagne-pain qui part », raconte B. Diop, garagiste. À quelques mètres, un vendeur de jantes commente les mesures du gouverneur : «Stationnement prolongé interdit». Il sourit : « Les gens viendront sûrement après le 11, comme toujours. » Pourtant, la mesure commence à faire bouger les lignes. Certains propriétaires ont déjà déplacé leurs véhicules. D’autres, plus réticents, attendent de voir. « On ne veut pas bloquer la ville, mais on ne veut pas mourir de faim non plus », glisse un mécanicien dans un souffle serein.
De Fass à Colobane, du Point E jusqu’aux abords de Médina, le décor se répète : voitures fantômes, garages sauvages, trottoirs défigurés. Le gouverneur Ousmane Kane a promis de rendre Dakar propre, sûre et fluide. Dans son communiqué, il évoque la « salubrité publique » et la « sécurité collective ». Mais, sur le terrain, la réalité sociale nuance l’injonction administrative.
Le garagiste Iran résume : « On veut tous une ville propre. Mais on veut aussi manger. » Derrière lui, un moteur se remet à ronfler, comme pour lui donner raison. Le son monte, rauque, obstiné.
Adama NDIAYE

