À Gandiaye, les murs verdis par l’eau et l’ombre d’un grand fromager racontent mieux que les livres l’histoire d’une justice coutumière qui se rendait au cœur des concessions. Ici, chaque anneau de fer, chaque tam-tam du « Miss » (événement rituel annuel), chaque parole du Jaraaf ou du Farba témoigne d’un monde où la coutume résiste encore aux assauts du temps moderne.
Sous l’auvent d’une concession, une relique attire le regard : une longue barre de fer, rongée par la rouille, adossée contre un mur humide. Sur sa tige brunie par les ans, pendent encore des anneaux de tailles différentes. Certains sont épais comme des bracelets d’homme, d’autres plus étroits, taillés pour les chevilles des enfants ou des adolescents. Le métal, marqué de taches d’usure, a été déformé par le temps et les intempéries.
Les anneaux grincent encore quand on les agite, comme pour rappeler l’écho des cris et des larmes de ceux qui y furent jadis enchaînés. Autour, le mur est verdi par les eaux stagnantes, comme si la nature elle-même avait voulu figer dans la pierre la mémoire de ce cachot à ciel ouvert. À Gandiaye, commune du département de Kaolack, à 130 kilomètres de Dakar, le temps semble parfois suspendu. Le silence des ruelles tranche avec l’écho des récits des anciens. Dans cette localité du Saloum, on continue de se référer aux institutions coutumières, là où jadis justice et pouvoir se confondaient dans l’intimité des maisons. C’est dans une demeure modeste, au milieu du quartier paisible de Ngoulang, que Mansour Diouf, « Farba » de Gandiaye, perpétue la mémoire d’un passé où la justice se rendait à ciel ouvert. Ses paroles résonnent comme un écho des époques révolues. « Les notables se réunissaient ici pour prononcer les verdicts », raconte-t-il, assis à l’ombre d’un mur.
Une fois la sentence tombée, c’est dans la maison du Farba (ministre de la Justice) que le condamné purgeait sa peine. « Cette maison servait de cachot. Et il incombait au Farba de nourrir le détenu jusqu’à sa libération », explique-t-il. Les infractions jugées par le tribunal coutumier concernaient aussi bien le vol que le meurtre ou encore les rapports sexuels avec la femme d’autrui. Le dernier prisonnier à avoir connu ces murs fut enfermé en 1968, bien après l’indépendance, selon M. Diouf. Le châtiment, lui, marquait les esprits. Des peines d’une sévérité redoutable Au centre de la cour, une lourde barre de fer appelée «Jeng » supportait plusieurs anneaux de tailles différentes, pour enfants comme pour adultes.
Les détenus y étaient enchaînés par les pieds. « Ils passaient la nuit dehors, sous le regard de tous. C’était plus dur que la prison moderne. Cela brisait les pieds et l’âme. Mais cette humiliation sociale avait un objectif : dissuader les autres. Un homme averti en vaut deux », relate-t-il. Parfois, quand la peine se comptait en années, les condamnés étaient confiés comme esclaves temporaires à des familles du village. En cas de peine plus légère, ils restaient chez le Farba, visibles de tous les visiteurs de la maison. Une exposition qui aggravait la honte sociale.
D’une maison à une autre, Ngor Birame Diouf, Jaraaf de Gandiaye, rappelle le rôle de son ancêtre institutionnel : « Le roi est intronisé par le Jaraaf. Nous étions les garants de la sécurité, l’équivalent d’un ministre de l’Intérieur. Mais les temps ont changé. Aujourd’hui, ce rôle est remplacé par la sous-préfecture, la mairie et la gendarmerie. ». Mais si la justice coutumière a perdu son pouvoir coercitif, elle conserve une mission essentielle : la médiation. « Quand deux personnes sont en conflit, nous essayons d’abord de rétablir la paix chez le Farba. Si nous n’y arrivons pas, nous faisons appel aux forces de l’ordre. Mais ici, la coutume reste toujours le premier recours », assure le Jaraaf.
Par ailleurs, dans cette partie du Saloum, la vie communautaire bat au rythme des traditions. Chaque mois de mai, la localité organise une grande fête culturelle appelée « Miss ». Pendant une semaine entière, toutes les couches de la société se mobilisent. Un lundi, chars à bœufs et chevaux convergent vers la maison du roi, point de départ de la cérémonie. De là, le cortège prend la direction de Guelwaar, où se tiennent des rituels et des sacrifices collectifs. Des bœufs sont abattus et distribués, des bouillies servies à la communauté. Mardi, mercredi et jeudi, les nuits sont rythmées par des tam-tams qui résonnent jusque tard sur la place publique. Le vendredi, après un repas collectif, la foule retourne chez le roi qui distribue de l’argent symbolique, suivi du Farba et du Jaraaf.
Le samedi, les autorités locales, comme le sous-préfet et la gendarmerie, sont conviées pour un moment de sensibilisation autour des valeurs coutumières. Au-delà du folklore, le « Miss » porte une charge mystique. Les rites permettent de prédire la quantité des pluies et des récoltes de l’hivernage, mais aussi de prévenir maladies et accidents. La coutume est perçue comme une protection collective.
Babacar Guèye DIOP & Marie Bernadette SENE (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)