Trois jours sans ramassage d’ordures et Dakar change de visage. Des quartiers populaires aux grands axes, la grève des concessionnaires du nettoiement a transformé la capitale en dépotoir à ciel ouvert, révélant la dépendance d’une ville à un service trop souvent oublié.
Jeudi 11 septemebre. Dakar s’éveille sous un ciel lavé par la pluie de la veille. L’air est doux, les lavandières s’affairent déjà dans les ruelles, et les vendeuses de café Touba installent leurs marmites fumantes. Mais dans ce décor familier, des intrus imposent leur présence : les ordures. Devant chaque maison, à chaque carrefour, les poubelles débordent, les sacs en plastique s’entassent et les trottoirs deviennent impraticables.
À Gueule Tapée, Amy Dieng, vendeuse de petit déjeuner, ne cache pas son désarroi. Son étal, d’ordinaire entouré de clients pressés, est cerné par des sacs noirs gonflés. « Depuis trois jours, les camions n’ont pas ramassé les déchets. C’est la grève des concessionnaires du nettoiement », explique-t-elle. Elle essuie ses mains sur son pagne, soupire et poursuit : « C’est juste anormal de travailler entourée d’ordures. Je suis peinée. Mais j’ai entendu que le mot d’ordre sera levé aujourd’hui. Je garde espoir ». À quelques mètres, une femme sort de sa maison avec une bassine pleine de détritus. Elle déverse son contenu sur un tas déjà imposant, secoue la tête et lance en wolof : « Doyna war li » (c’est incroyable) personne ne comprend ce qui se passe » Elle désigne des éclats de verre mêlés aux restes alimentaires. « On ne peut pas garder ça dans la maison, l’odeur est insupportable.
Si c’est une question d’argent, que l’État les paie. Ils méritent un bon salaire ». Le même décor se répète à Fass. Les habitants, contraints de sortir leurs poubelles, ont transformé les trottoirs en dépotoirs improvisés. Des chats errants fouillent dans les sacs, des nuées de mouches tourbillonnent autour des restes de poisson. Les mouches envahissent les lieux, attirées par les restes alimentaires. Devant les boutiques désertes ou les gargotes encore endormies, les tas d’immondices tiennent lieu de signalétique. Le spectacle est quotidien, banal, mais il pèse. La gêne est réelle. Les familles n’osent plus s’asseoir devant leurs maisons le soir. Mariama, mère de trois enfants, balaie son trottoir trois fois par jour pour repousser les déchets. « On ne peut pas les garder à l’intérieur de la maison, mais on ne peut pas non plus vivre avec ça devant la porte. Alors on déplace le problème, c’est tout », dit-elle avec fatalisme.
« Sans eux, Dakar ne respire pas »
Derrière ce chaos urbain se cache un bras de fer ancien.
Les concessionnaires du nettoiement, ces entreprises chargées par l’État de collecter et d’acheminer les déchets, dénoncent des retards de paiement et des conditions de travail précaires. Le collectif des concessionnaires réclame le paiement d’arriérés de près de 15 milliards de FCfa. Selon une note des concessionnaires, cette mesure radicale fait suite à de multiples promesses non tenues de la part des autorités publiques. Après avoir patienté pendant des mois, les entreprises se disent acculées par d’énormes difficultés financières qui les empêchent désormais d’honorer leurs propres engagements. Elles peinent à payer leurs factures de carburant, indispensables à la flotte de bennes à ordures, et sont dans l’incapacité de verser les salaires de leurs employés. Dans les rues de Fass, les déchets stagnent sous le soleil, dégageant une odeur âcre.
« Les moustiques se multiplient, et les enfants jouent à côté de tout ça », constate avec inquiétude M Ndiaye, habitant du quartier. « Trois jours suffisent pour créer un foyer de maladies. Si la grève dure une semaine, on peut craindre une recrudescence des diarrhées et des infections. » Au détour des conversations de quartier, un constat revient. L’importance vitale du travail des techniciens de surface. « On ne les voit pas, on ne parle jamais d’eux. Mais quand ils arrêtent, la ville s’arrête aussi », souligne Khady, étudiante domiciliée à Fass. « Ils méritent reconnaissance et dignité. Ce ne sont pas seulement des ramasseurs d’ordures, ce sont ceux qui nous permettent de vivre dans une ville respirable ».
La grève aura au moins eu cet effet : rappeler que le service de nettoiement, souvent relégué à l’arrière-plan, est au cœur du quotidien urbain. Et que ceux qui en ont la charge ne peuvent plus être considérés comme invisibles. Alors que les camions devraient reprendre la route probablement dans les prochaines heures, Dakar retient son souffle. Les habitants attendent de voir disparaître les tas d’immondices comme on attend la fin d’un mauvais rêve. Mais beaucoup redoutent déjà le prochain blocage, convaincus que le problème n’est pas réglé. Pour l’heure, la capitale s’accommode tant bien que mal de ses ordures.
Djibril Joseph KAMA