Dans l’immense marché de Bandím, véritable labyrinthe marchand de Bissau, Sénégalais et Bissau-Guinéens tissent chaque jour une coexistence faite de travail, de solidarité et de résilience. Rencontre avec Ibrahima Badjigui Yaffa, dit «Vieux», figure de la diaspora sénégalaise en Guinée-Bissau, témoin de trois décennies d’histoire, de crises et d’espoirs.
BISSAU – À l’entrée du marché de Bandím, le vacarme est une signature : moteurs de tricycles pétaradants, cris des vendeuses de légumes, conversations en créole, en wolof, en mandingue, en portugais. Les odeurs se croisent et se bousculent, poisson frais, fruits mûrs, viande grillée, épices, huile de palme comme pour rappeler que cet immense espace est un carrefour où l’Afrique de l’Ouest se donne rendez-vous.
Dans ce marché tentaculaire, considéré comme l’un des plus grands de la sous-région, les étals s’étendent à perte de vue. Sous des hangars en tôle rongée par le sel, sur des tables en bois bancales, ou simplement à même le sol, les commerçants exposent leurs marchandises. Entre les allées étroites, on se fraye un passage entre les bassines colorées, les montagnes de goyaves, les sacs de riz, les poissons fumés, mais aussi les tissus wax, les pièces détachées de motos, les chaussures d’occasion, les fripes venues d’Europe.
Ici, la présence sénégalaise est visible, enracinée, presque structurelle. Tailleurs, mécaniciens, menuisiers, restauratrices, mareyeurs, grossistes : on les retrouve à chaque coin du marché. Ils partagent l’espace, les affaires et souvent les vies avec leurs frères bissau-guinéens. Ce brassage fait la singularité de Bandím : un lieu où deux peuples cousins s’entremêlent et s’organisent.
« J’ai connu coups d’État, transitions et renaissances »
C’est au milieu de ce tumulte que nous retrouvons Ibrahima Badjigui Yaffa, surnommé affectueusement « Vieux ». Le mardi 25 novembre. Assis devant sa boutique au « Mercado de Bandím », le président de l’Union des ressortissants sénégalais en Guinée-Bissau observe le mouvement, un sourire tranquille au coin des lèvres.
« Je vis en Guinée-Bissau depuis 1990. Ça fait très longtemps. J’ai vécu pas mal de choses ici. Je connais désormais la mentalité des Bissau-Guinéens tout comme celle des Sénégalais qui vivent dans ce pays», dit-il en ajustant ses lunettes. Le natif de la région de Sédhiou a vu passer les présidents, les crises postélectorales, les coups d’État à répétition.
A lire aussi : Guinée-Bissau : Domingos Simões Pereira libéré
Ibrahima Badjigui Yaffa a vu les rues se vider pendant les heures de tension, puis se remplir à nouveau dès que la vie reprenait ses droits. « Aujourd’hui, les choses s’améliorent. La Guinée-Bissau est une jeune nation, une jeune démocratie. Les pays de la CEDEAO doivent aider ce peuple », soutient-il. En 2023, l’Union qu’il dirige a procédé à un recensement : 15 000 Sénégalais vivaient alors dans l’ensemble du pays.
« Aujourd’hui, nous sommes plus de 16 000 », précise-t-il. Ils travaillent dans presque tous les secteurs informels : pêche, mécanique, couture, restauration, commerce général, etc. Une présence massive, productive, discrète mais essentielle. Pourtant, seuls 8 000 d’entre eux sont enregistrés auprès de l’ambassade du Sénégal. Le reste avance dans les méandres de la vie quotidienne, parfois sans protection juridique.
La carte de séjour, un casse-tête qui étouffe
Le ton de M. Yaffa se durcit lorsqu’il évoque les difficultés rencontrées par les Sénégalais. « La principale difficulté, c’est la carte de séjour. Pour un an, il faut payer 38 000 francs CFA. Pour six mois, 18 000 francs. C’est trop cher », regrette-t-il. À cela s’ajoutent les tracasseries aux frontières.
« À chaque poste de contrôle, on nous réclame 2 000 francs. Et c’est pareil pour les Bissau-Guinéens. Ces pratiques doivent cesser», martèle M. Yaffa. Au marché de Bandím, ces plaintes reviennent comme un refrain chez les commerçants.
« Certains compatriotes sont parfois convoqués à la police pour divers délits. Ils ont tort, oui. Mais parfois aussi, ils n’ont pas tort. La loi est impersonnelle. Je demande aux Sénégalais de respecter les règles du pays », souligne-t-il. Ibrahima Badjigui Yaffa salue cependant, le rôle «inestimable» de l’ambassadeur du Sénégal à Bissau, Moussa Ndoye, qui «assiste au quotidien la communauté».
Bandím n’est pas seulement un lieu de commerce. C’est un espace de vie, de spiritualité, de solidarité. «En cas de baptême ou de décès, toute la communauté se mobilise», raconte M. Yaffa. Il évoque deux décès récents. Les corps devaient être rapatriés au Sénégal.
« Nous avons cotisé et réuni un million de francs CFA. Avec l’ambulance que nous a offerte le président Bassirou Diomaye Faye, nous avons pu acheminer les dépouilles jusqu’à Touba. Nous lui disons grand merci», magnifie le président de l’Union des ressortissants sénégalais en Guinée-Bissau. À Bissau, les femmes occupent une place centrale dans cette chaîne d’entraide. « Elles sont très courageuses. Elles ont construit de très belles maisons au Sénégal grâce à leur travail à Bissau», certifie M. Yaffa.
Doléance majeure : une école sénégalaise à Bissau
Dans les ruelles du marché de Bandím, les interactions parlent d’elles-mêmes : éclats de rire, partages de repas, unions mixtes, petites chamailleries mais surtout coexistence harmonieuse.
«Nous vivons en parfaite communion. Nous n’avons aucun problème ici», insiste Ibrahima Yaffa. Pour lui, les Sénégalais installés en Guinée-Bissau sont avant tout des ambassadeurs.
« Nous n’accepterons pas que quelqu’un vienne ici pour semer le trouble », dit-il. Au-delà du commerce, la communauté pense à l’avenir. « Nous sommes 15 000 Sénégalais. Nos enfants sont nés ici. Nous avons besoin d’une école sénégalaise, comme en Gambie », plaide-t-il. Une demande forte, stratégique, déjà portée à Dakar.
Bandím, miroir d’une intégration sénégalaise réussie
Alors que le soleil décline sur Bissau, les allées de Bandím s’animent avant la tombée de la nuit. À cette heure de la journée, le marché respire encore, comme un organisme vivant. Bandím, c’est plus qu’un lieu de commerce. C’est l’âme populaire d’une capitale ayant adopté plusieurs Sénégalais. Un pont naturel entre le Sénégal et la Guinée-Bissau.
Ce marché est à la fois un sanctuaire d’entraide, de brassage et de coexistence. Et dans ce décor vibrant, des hommes comme Ibrahima Badjigui Yaffa veillent, organisent, rassurent. Ce dernier, par exemple, est le gardien silencieux d’une communauté qui, depuis plus de trente ans, écrit ici une histoire de travail, de dignité et de fraternité.
De notre envoyé spécial en Guinée-Bissau, Gaustin DIATTA

