Dans les marchés de Dakar, la saison des pluies rime avec l’essor du commerce d’encens. Entre vendeurs qui vantent ses vertus conviviales et clients séduits ou incommodés par ses fumées, ce parfum de tradition continue de rythmer la vie.
Une fumée bleutée s’élève paresseusement au-dessus d’un brasero posé à même le sol. Autour, la pluie de la veille a laissé des flaques qui reflètent la lumière tamisée du soleil. Il est 18h, dans les coursives du marché Grand-Yoff, les effluves épicés et sucrés de l’encens se mêlent à l’odeur de terre mouillée. Les passants ralentissent le pas, visiblement happés par ce parfum reconnaissable entre mille. « Venez sentir, c’est du thiouraye tout frais ! », lance Aïssatou, la trentaine, en agitant un petit sachet en plastique rempli de grains brunâtres. À chaque hivernage, confie-t-elle, son étal devient un point de rendez-vous où se croisent femmes pressées, hommes curieux et jeunes mariées à la recherche d’odeurs envoûtantes pour la maison. « Dès que la pluie commence à tomber, les ventes doublent », explique Aïssatou, sourire éclatant malgré la fatigue d’une longue journée.
Son tablier encore humide trahit le contact avec les bâches qui protègent ses produits de l’humidité. Elle dispose soigneusement devant elle de petites boîtes de fer-blanc, des sachets de plastique et des pots de mayonnaise recyclés, tous remplis d’encens variés « thiouraye thiopaté, thiouraye némali », poudres parfumées ou encore mélanges secrets, dont elle préfère taire leurs noms. À l’en croire, l’hivernage est une période clé pour l’écoulement de sa marchandise. En effet, estime la mère de famille, plus l’air est lourd, plus il retient mieux les mauvaises odeurs dans les maisons. Et la tradition, poursuit-elle, veut qu’on les purifie par le truchement de cette fumée odorante. « L’encens chasse les mauvaises odeurs, mais il rend aussi la maison accueillante », souffle Khady, une cliente fidèle, tout en choisissant un mélange de bois et de résines qu’elle paiera 1 500 FCfa le paquet. Un commerce populaire, mais exigeant À quelques mètres, à l’encoignure d’une ruelle bondée du marché qui affiche plein nonobstant le ciel menaçant, un autre vendeur, Abdoulaye, chauffe un charbon ardent pour faire une démonstration.
Il dépose quelques grains sur un fourneau malgache, et aussitôt une fumée épaisse se répand, faisant lever les têtes des chalands. « Ça, c’est le vrai « thiouraye » sénégalais, préparé avec des recettes que je tiens de ma mère », dit-il avec fierté. La fumée pique légèrement les yeux, mais elle envoûte par ses notes de bois brûlé, de musc et parfois de cannelle. « Chaque famille a sa préférence, certains l’aiment fort, d’autres doux », ajoute-t-il. Selon lui, le commerce d’encens, au-delà d’un simple parfum d’intérieur, est un marqueur culturel fort, une manière de prolonger les traditions dans les foyers. Derrière les mélanges d’odeurs, la réalité est beaucoup plus complexe. En effet, l’hivernage complique la conservation de l’encens. Le produit se détériore plus facilement qu’en temps normal. Ainsi, le conditionnement du produit peut devenir un casse-tête même pour les vendeurs plus expérimentés, à l’image d’Aïssatou qui capitalise près de 15 ans de cette activité. « Lorsque l’humidité pénètre dans le sachet, tout est fichu.
L’encens ne brûle plus bien, et l’odeur n’est plus envoûtante », explique-t-elle, en montrant une boîte mise de côté. Les vendeurs redoublent de vigilance, stockent leurs produits dans des sacs plastiques épais, parfois même dans des glacières recyclées. Toutefois, la vendeuse confie que les prix varient. Un petit sachet se vend à 500 FCfa, tandis que certains mélanges importés peuvent atteindre 5.000 FCfa. « Il y a un encens venu du Maroc, très demandé par les jeunes couples, mais cher », confie Abdoulaye. Malgré ces écarts, la clientèle ne faiblit pas. Les mariages, baptêmes, glisse-t-il avec aplomb, restent autant d’occasions où l’encens est un invité de marque. Assise sur une natte en plastique derrière son stand, Fatou, mère de quatre enfants, partage les bienfaits de l’encens dans les foyers : « Faire brûler de l’encens, c’est un moyen de tisser des liens avec les membres de la famille, de partager un moment ensemble, même sans parler ».
Son rire communicatif semble attirer deux jeunes filles qui s’approchent pour acheter. La fumée dérange pour certains Elles choisissent un petit mélange fruité qu’elles disent utiliser « juste pour mettre de l’ambiance le soir ». Au marché, l’encens devient ainsi un lien. En effet, les vendeurs conseillent, discutent, plaisantent avec les clients. Les clients, eux, racontent leurs préférences, partagent des souvenirs, comparent les odeurs. Le commerce devient un lieu de sociabilité où les histoires circulent aussi vite que la fumée.Si l’encens évoque pour beaucoup un parfum de convivialité et de chaleur familiale, certains en subissent plutôt les désagréments.
« L’épaisse fumée me donne des maux de tête », glisse Aminata. Son voisin, Babacar, embouche la même trompette. « Je ne supporte pas de dormir dans une chambre enfumée. Je tousse toute la nuit après », renchérit-il. Dans d’autres foyers, l’usage est limité, par souci de santé. Ndèye, mère de deux adolescents, confie ainsi : « J’aime bien l’odeur, mais je n’en fais pas brûler chez moi. L’un de mes enfants souffre d’asthme et a du mal à respirer convenablement dès qu’il y a trop de fumée. » Ces témoignages mettent en évidence une réalité plus nuancée, car si l’encens reste une tradition profondément ancrée, il ne suscite pas la même adhésion partout. Plaisir des sens et inconfort respiratoire, chacun compose à sa manière avec ces volutes parfumées qui traversent l’hivernage.
Par Pathé NIANG