L’entrée en vigueur d’un arrêté préfectoral interdisant la circulation des charrettes et chariots dans plusieurs quartiers de Dakar bouleverse le quotidien des charretiers et des vendeurs à la sauvette. Entre impératifs de modernisation, fluidité de la circulation et survie économique, le marché Grand-Yoff devient le théâtre d’un combat silencieux entre traditions et exigences de la ville.
Les rênes enroulées autour du poignet gauche, chicote à la main droite, Abdoulaye Dieng tente de faire avancer son cheval efflanqué, aux trots étouffés par les vrombissements des moteurs, entre voitures, bacs à ordures et tables des vendeurs à la sauvette qui occupent la route principale du marché Grand-Yoff. Il est 10 heures, le soleil irradie de toute sa splendeur au-dessus des échoppes, projetant sur le pavé des reflets aveuglants qui font briller la poussière soulevée par le passage des véhicules et des piétons. Comme chaque matin, Abdoulaye, qui travaille dans le transport hippomobile, vient chercher un emplacement près d’une quincaillerie, espérant trouver un client pour transporter quelques sacs de ciment ou des planches de bois. Mais,ce samedi 18 octobre marque une rupture avec la routine habituelle. C’est le jour où entre en vigueur l’arrêté interdisant la circulation des chariots et des charrettes dans plusieurs grandes villes, dont Dakar, Mbour, Kaolack et Saint-Louis, dans le but de préserver l’ordre, la tranquillité et l’hygiène publics, tout en assurant une meilleure fluidité de la circulation.
Abdoulaye, au visage buriné et aux traits figés, semble désemparé face à cette décision qu’il juge arbitraire et incompréhensible. Sa charrette, rafistolée à coups de clous et de ficelles, témoigne de quinze années d’efforts obstinés pour gagner sa vie. « C’est ma vie, mon outil, ma survie », murmure-t-il en caressant le flanc de son cheval, désormais immobile sous l’effet du chaos environnant. L’inquiétude se lit dans son regard hagard : la nouvelle réglementation menace de réduire ses revenus déjà insuffisants. « On ne gagne pas assez et ils veulent nous compliquer davantage la vie avec cet arrêté préfectoral. Les nouvelles autorités doivent nous laisser travailler sans heurts », plaide-t-il, la voix tremblante d’un mélange de résignation et de colère.
Une mesure contraignante
À quelques mètres de là, Alfonse, un autre charretier trapu et robuste, s’affaire à ajuster le harnais de son cheval. Le front perlé de sueur et les muscles tendus par l’effort, il revient d’une course dans un quartier périphérique, où les pistes sablonneuses rendent chaque trajet pénible. Ce métier, qu’il exerce depuis plus d’une décennie, est pour lui à la fois un héritage et une nécessité. Son regard, mêlant fierté et résignation, reflète l’attachement à une activité qu’il dit « connaître du bout des doigts ». Autour de lui, hennissements de chevaux, craquements des roues en bois et cliquetis des chaînes forment la bande sonore familière de son quotidien.
Alfonse insiste sur l’importance de son rôle dans les zones enclavées où les véhicules motorisés ne peuvent circuler. « Je vous donne un exemple : là d’où je viens, c’est presque impossible pour une voiture d’accéder. Si je n’étais pas là, comment le client aurait-il pu acheminer sa marchandise ? » s’interroge-t-il.
Plus loin dans les allées aux allures de coursives de ce marché bigarré, l’inquiétude et le désespoir se lisent sur les visages des vendeurs à la sauvette, contraints d’investir les trottoirs. Sous un parasol rapiécé, Awa Diop, vendeuse de charbon depuis plus de vingt ans, aligne avec soin ses sacs noircis par la poussière. Pour cette mère de famille, faute de magasins, il n’existe guère d’autre option que de s’installer sur les trottoirs pour écouler ses marchandises. « Nous n’avons nulle part où aller, c’est injuste ce qu’ils veulent faire. Ce métier représente notre seul gagne-pain », confie-t-elle, la voix pleine de fatigue et de résignation.
Pathé NIANG