Islam et développement économique sont-ils incompatibles ? On pourrait le croire si l’on se fie à ce que d’aucuns ont dit et écrit sur la religion musulmane. Mais d’où vient ce préjugé ? On ne peut pas dire que l’Arabie saoudite, le Qatar ou l’Indonésie sont des pays sous-développés. Comme le rappelle l’économiste sénégalais Makhtar Diouf dans son ouvrage intitulé « Islam et Développement : Économie politique de la Charî’a. Le Coran et la Sunna, Marx Weber et les autres » (Presses universitaires de Dakar, 2008, 323 p.), pendant longtemps, les écrits sur l’Islam sont restés le fait de théologiens chrétiens, de philosophes, d’orientalistes et de sociologues.
L’un d’eux, Max Weber, a eu une influence décisive sur la science politique contemporaine. Ses thèses, notamment sur la relation entre le protestantisme et le capitalisme, ainsi que son appréciation sur l’Islam par rapport au développement, ont été généralement acceptées sur le ton de l’évidence dans beaucoup de cercles académiques. Sous la plume du penseur allemand, on retrouve l’essentiel des clichés qu’on colle aujourd’hui à l’Islam. Dans son ouvrage « Sociologie de la Religion », il soutient que l’interdiction des jeux d’argent a naturellement eu des conséquences néfastes importantes sur l’attitude de l’Islam à l’égard de l’esprit d’entreprise et de spéculation qui gouverne le monde des affaires. Mais l’argument principal de l’auteur de « L’éthique protestante » est que le développement du capitalisme repose sur ce qu’il appelle la « rationalité », au contraire de l’Islam qui, à ses yeux, « repose sur la magie, véhicule d’obscurantisme, de fermeture à la science et au progrès ».
Il n’hésite pas à soutenir que « le type idéal de personnalité dans l’Islam est non pas l’homme de science, mais le guerrier », parce que, selon lui, « la religion de Muhammad est essentiellement politique dans son orientation ». Dans l’histoire de la pensée économique, John Stuart Mill est, d’après Makhtar Diouf, le premier à porter sur l’Islam une appréciation en se basant sur une perspective de développement. Ces penseurs, du reste très peu au fait de cette religion à cette époque, constituent la source d’inspiration des économistes qui, dans le courant du 20e siècle, vont s’employer à l’intégrer de façon négative dans l’étude du développement. Avec leurs lunettes culturelles, ces penseurs soutiendront que la mentalité scientifique moderne est quelque chose d’étranger à l’Islam (G. Bousquet). Certains verront même dans les pratiques cultuelles que sont la prière, le jeûne, l’aumône ou le pèlerinage des « freins au développement » (Ritter et M. Dersch), des facteurs socioculturels de « résistance au développement économique » (René Gendarme) ou des dispositions « peu favorables au développement de l’esprit d’entreprise » (Jacques Austry).
Qu’importe les démentis de l’histoire et de la science, ces clichés ont la vie dure. Des explications à caractères essentialistes continuent de présenter l’Islam comme une « religion guerrière » et consubstantiellement inapte à assurer le développement socioéconomique des pays musulmans. Pourtant, des chercheurs contemporains ont nuancé ou carrément disqualifié ces préjugés sur la base de données plutôt crédibles. À l’évidence, les explications qui pointent du doigt l’Islam comme la cause du sous-développement ne suffisent pas à expliquer les problèmes socio-économiques complexes des musulmans. Il est intéressant de noter que pendant l’âge d’or des musulmans, l’Europe occidentale était très sous-développée. Elle n’avait pas d’érudits comme Ibn Sina (Avicenne) ni de ville-lumière comme Bagdad. Les musulmans ont enseigné aux Européens la fabrication du papier en Chine, la philosophie grecque et les mathématiques indiennes. C’est seulement aux XIe et XIIe siècles qu’un renversement s’est opéré et les courbes de développement des sociétés musulmanes et occidentales ont commencé à s’inverser.
En raison des diverses transformations économiques, religieuses et politiques, le monde musulman a commencé à remplacer son ancienne économie de marché par un nouveau système semi-féodal. La renaissance du monde musulman passe donc par une lecture critique des causes réelles de son « sous-développement » tout en s’inspirant des premiers musulmans qui avaient réussi à allier foi, développement économique et progrès scientifiques.
Par Seydou KA
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