La grève dans le secteur de la justice n’est pas sans conséquence sur les activités économiques. Outre la paralysie de l’immatriculation des entreprises, les entrepreneurs, avocats, notaires et justiciables ont des difficultés à accomplir certaines démarches liées à leurs activités.
Le secteur de la justice est affecté par une grève qui dure depuis plus d’un mois. L’Entente Syjust/Untj (Syndicat des Travailleurs de la Justice/Union nationale des Travailleurs de la Tustice) réclame l’application des engagements pris par l’État et validés en Conseil des ministres le 25 juillet 2018. L’accord concerne l’alignement des greffiers à la hiérarchie A2 sans formation préalable ainsi que le reclassement des agents expérimentés dans le corps des assistants de greffe et de parquet. D’où le mouvement d’humeur qui perdure et paralyse le fonctionnement des juridictions. Face à cette situation qui exaspère les justiciables, auxiliaires et acteurs de la justice, le ministre de la Justice, par circulaire, a ordonné des réquisitions d’agents.
Pour tenter de limiter les effets de la grève, des greffiers ad hoc ont été désignés dans l’objectif d’assurer la tenue des audiences, notamment celles de flagrants délits. Malgré cela, les renvois d’audience et les prorogations de délibéré se multiplient dans les chambres civiles et au Tribunal de commerce de Dakar. De nombreux justiciables peinent ainsi à obtenir des décisions de justice ou autres documents officiels. De même, des pans entiers de l’économie sont à l’arrêt parce qu’obtenir des documents essentiels dans un secteur où la célérité est primordiale est devenu impossible. Ils sont particulièrement victimes de la paralysie de l’immatriculation des entreprises ; ce qui n’est pas sans conséquence sur l’activité économique.
Un bateau arraisonné au quai de Dakar paie 50 millions de FCfa par jour Un juriste rencontré au Tribunal de commerce de Dakar décrit l’impact de la grève : « Une société sénégalaise a gagné un marché de 160.000 euros (104,8 millions de FCfa) à l’international. Elle devait fournir un certificat d’immatriculation sous 15 jours, mais depuis un mois, elle le réclame en vain ». L’entrepreneur risque ainsi de perdre le marché et 60 emplois sont menacés. « Les fournisseurs locaux ne profiteront pas des retombées et l’État risque de perdre les recettes fiscales liées à ce marché », souligne-t-il.
La situation d’une autre société évoluant dans le domaine maritime n’est pas plus enviable. Elle n’arrive pas à récupérer des bateaux saisis, bien que le juge ait ordonné la mainlevée. Cet arraisonnement entraîne le paiement de pénalités estimées à 50 millions de FCfa par jour. « À la longue, c’est le Port autonome de Dakar qui ne sera plus attractif, car les bateaux ne sont pas conçus pour rester à quai », alerte le juriste. Et de conclure : « C’est illusoire de croire que le tribunal se limite aux audiences de flagrants délits ou correctionnelles. Le Tribunal de commerce gère tous les contentieux économiques liés aux banques et assurances, au transport aérien et terrestre, au secteur maritime, etc. ». Moussa Ndoye, lui, n’en peut plus de voir son appartement « squatté par un mauvais payeur ».
Le sexagénaire, une pile de documents à la main, s’est emporté au téléphone lorsque son interlocuteur –vraisemblablement un huissier– lui a annoncé qu’il ne disposait toujours pas de la décision de justice nécessaire à l’expulsion du locataire. « La grève n’est pas encore terminée ? Elle s’éternise ! », peste-t-il avant de raccrocher. D’un geste de lassitude, l’homme fulmine : « Je vais encore perdre de l’argent alors que je pouvais louer l’appartement ». Tout comme au Tribunal de commerce, la Chambre de commerce de Dakar connaît également une faible affluence, surtout au niveau du Service d’appui à la Création d’entreprises (Sace) qui accompagne les usagers dans la formalisation de leurs structures.
Lors de notre passage, les chaises destinées aux usagers étaient quasiment vides, conséquence directe de la grève. « D’habitude, il y a beaucoup de monde », confie un agent. Même situation à l’Apix où la paralysie touche le Bureau de Création d’Entreprise (Bce). Selon Me Ousmane Tanor Dieng, greffier en charge du bureau, « depuis le début de la grève, aucune formalité n’a été accomplie au Registre du Commerce et du crédit mobilier (Rccm). » À l’en croire, aucune entreprise individuelle ou un Gie n’a été créé ni une société commerciale (Sarl, Sa, Sas). Aussi, aucune modification n’a été faite sur les entreprises existantes, aucune sûreté mobilière n’a été enregistrée et aucun acte n’a été délivré par le greffe du Rccm.
Selon les chiffres fournis, Dakar qui concentre 80 % de l’activité économique nationale a enregistré 25 534 formalités entre janvier et juin 2025, soit 4255 par mois en moyenne. Pour mesurer l’ampleur des blocages, Me Dieng rappelle que le Rccm est un service essentiel du dispositif économique. Outre la collecte, le traitement et la restitution des informations sur les entreprises, il gère aussi les sûretés mobilières : gages, nantissements, crédit-bail. « C’est ce mécanisme qui permet aux banques et établissements de crédit de financer les acteurs économiques : commerçants, sociétés, groupements divers et même des particuliers », explique-t-il.
Pour le greffier, « c’est aussi l’économie du pays qui est affectée, car aucun investissement n’est envisageable dans une telle situation ». « Aucun investissement n’est envisageable dans une telle situation » À l’image de leurs clients, les avocats subissent de plein fouet les effets de la grève. « La situation est pire que pendant la Covid-19. On n’arrive même pas à enrôler nos dossiers ou à obtenir des décisions afin de les exécuter. Dans ces conditions, on n’ose pas réclamer des frais à nos clients », se plaint Me Ousseynou Gaye, avocat à la Cour.
Me El Hadj Basse abonde dans le même sens. Il estime que la grève tombe au plus mauvais moment, à quelques semaines des vacances judiciaires prévues du 1ᵉʳ août au 31 octobre. Durant cette période, les juridictions sénégalaises fonctionnent au ralenti, les magistrats et greffiers étant en congé. « On nous disait qu’il fallait régler les grands dossiers avant les vacances. Mais aujourd’hui, obtenir une décision pour l’exécuter est quasi impossible. J’ai un dossier mis en délibéré depuis trois mois », déplore l’avocat.
Du côté des notaires, les charges sont également paralysées. Selon Me Mory Diakhaté, secrétaire général de la Chambre des notaires du Sénégal, il n’a pas été possible de constituer une seule société commerciale depuis le début de la grève. « Quand on parle de création d’entreprise, une certaine sérénité est nécessaire. Or, tant que la grève se poursuit, nous ne pouvons pas constituer de société, car cette procédure passe par le Registre du Commerce et du Crédit mobilier géré par les greffiers », explique-t-il. Même si certains documents, comme le casier judiciaire, peuvent être contournés par une déclaration sur l’honneur, d’autres procédures sont bloquées. « Sans immatriculation, aucun projet économique ne peut avancer », insiste-t-il.
M. Diakhaté souligne également que les dossiers de succession sont paralysés, les greffiers ne délivrant plus de jugements d’hérédité. Une perte non seulement pour les notaires, mais aussi pour l’État puisque les droits, impôts et taxes recouvrés par les notaires lors des opérations doivent être versés aux impôts. « Au-delà de nos activités individuelles, c’est toute l’économie qui est impactée », soutient-il.
Fatou SY