Il arrive que le village de Youtou bascule dans une autre temporalité : celle du pouvoir féminin. C’était le cas en 2023. Grâce au «karahay», rituel sacré et séculaire dédié à la fécondité, les femmes gouvernent seules la communauté, reléguant les hommes au second plan. Reportage dans un univers mystique, le « royaume des femmes », où les gardiennes du bois sacré règnent sur la vie sociale, spirituelle et politique du village.
Au cœur de la luxuriante Basse-Casamance, blotti dans un écrin de verdure et à quelques encablures de la frontière bissau-guinéenne, le village de Youtou s’offre comme un sanctuaire vivant des traditions joola. Ici, loin de l’effervescence des villes et des tumultes modernes, les rites ancestraux s’épanouissent à l’ombre des fromagers et des palmiers, portés par une spiritualité profonde et intacte.
C’est dans cette enclave paisible, accessible par une piste de latérite serpentant les forêts touffues, que renaît, tous les 20 à 30 ans, le « karahay », un rituel rare, puissant, et exclusivement féminin. Lors du « karahay », le village tout entier change de main. Le pouvoir quitte les cases des chefs et les palabres des anciens, pour s’installer chez les femmes, plus précisément entre les mains des 16 desservantes « mystiques » du « karahayakou » (karahay). Ces femmes initiées, toutes mères de famille issues des six quartiers de Youtou, sont les dépositaires d’une force spirituelle redoutée et respectée.
Pendant six jours, ce sont elles qui gouvernent. Les hommes, tenus à l’écart des rituels, cèdent place sans broncher. « Khinkil khololi ! » (C’est à nous de gérer cette année !), scandaient les femmes, en 2023, à leur sortie du bois sacré. Ce cri collectif, lancé à l’unisson, résonne comme un rappel des forces cycliques de la société « ajamat », où l’équilibre entre l’homme et la femme est codifié, ritualisé, presque sacré.
Une maternité protégée, un village gouverné
Ce bois sacré est uniquement fréquenté par les mères. Il est interdit aux femmes qui n’ont pas d’enfant. Le « karakhayakou », lieu de transmission et d’initiation, n’est accessible qu’aux femmes ayant au moins, une fois contracté une grossesse. C’est ici que se perpétue un enseignement ancestral : entretenir son foyer, préserver le secret, et prier pour la vie. Le bois devient alors une école silencieuse de sagesse, un sanctuaire d’apprentissage à l’abri des regards masculins.
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Aboudjélob Diatta, l’une des plus jeunes desservantes que nous avons rencontrée au quartier Bouhème, à Youtou, le mercredi 06 août 2025, raconte avec fierté. Ce jour-là, elle était en compagnie de deux autres : Oukobélob Diatta et Aikissor Diédhiou. « Pendant le karahay, nous restons six jours dans le bois sacré. On y prie pour la fécondité de toutes les femmes. C’est un moment fort, réservé aux femmes. Les hommes n’y ont aucune place », renseigne-t-elle, avec honneur.
Ce rituel exclut toute femme n’ayant pas enfanté. Cependant, une dérogation peut être accordée à des femmes célibataires de plus de 40 ans, si elles remplissent des conditions précises : offrir un porc, du riz, et 22 litres de vin de palme pour les rites d’admission. Un long processus, strict, mais hautement symbolique.
À Youtou, la maternité est sacrée. C’est le cas dans tous les autres villages du département d’Oussouye. Dans cette bourgade, ce sont les desservantes du « karahay » qui veillent sans relâche à la protection des femmes enceintes et prient pour qu’aucun décès maternel ne frappe le village.
Ce rôle social s’étend au-delà du spirituel. Car, durant toute l’année qui suit le rituel, la gestion du village est assurée par les femmes. Les décisions collectives leur reviennent, les doléances leur sont adressées, les conflits domestiques leur sont confiés. Un vrai transfert de pouvoir, accepté sans heurts par les hommes.
Oukobélob Diatta, une autre desservante, résume ainsi la philosophie. « Une femme qui n’a jamais enfanté ne peut être admise dans la cour des femmes. Ici, on parle de responsabilité. On ne gouverne pas sans avoir donné la vie », rassure la vieille maman, drapée dans sa tenue bleue-blanche.
Si le Bukut, rite de passage pour les garçons joola, est largement connu au Sénégal, le « karahay » reste méconnu. Et pourtant, il est son pendant féminin. L’un consacre l’homme à la société, l’autre initie la femme à ses devoirs de matrice, d’épouse, de gouvernante.
Sans mutilation – l’excision est strictement interdite dans toute la Basse-Casamance –, le « karahay » oppose une autre vision de la transmission et de l’initiation. À Youtou comme ailleurs, dans le « Kassa », l’excision est un sacrilège absolu, comme le rappelle le professeur Paul Diédhiou, socioanthropologue et fils du village.
« Dans les ‘’Kalounayes’’, le Fogny et le Boluf, l’excision peut exister. C’est avec la ‘’mandinguisation’’ chez une partie de la société joola. Mais, chez nous, c’est inconcevable. Une fille excisée est bannie à vie. C’est interdit et tout le monde le respecte », renchérit l’enseignant-chercheur à l’Université Assane Seck de Ziguinchor, avec un ton catégorique.
Le « karahay », miroir du « Bukut » masculin
Le « karahay » est un mythe. Selon une tradition orale peu connue, cette cérémonie est née d’un mythe fondateur, révélé également par le Pr Diédhiou. Il raconte qu’à l’origine, Dieu envoya l’homme et la femme sur terre ensemble. La femme, plus prévoyante, trouva un abri dans une termitière. L’homme, sans refuge, vint solliciter l’hospitalité de la femme. Elle refusa. Il repartit vers Dieu qui l’autorisa alors à construire sa propre case.
Mais, lorsque la pluie noya la termitière de la femme, elle revint vers l’homme, le séduisit avec ses perles, et l’union s’opéra. Ce mythe est aujourd’hui symbolisé dans les danses du « karahay », où les femmes arborent leurs plus belles parures pour charmer leurs maris. Les hommes, émus, répondent avec des chants d’amour. Un théâtre de séduction rare, public et respectueux.
Et Youtou fut capitale de la fécondité
En juin 2023, après 31 ans d’attente, Youtou a de nouveau vibré au rythme du « karahay ». Les femmes de Kagnout, d’Effoc, des villages frontaliers de Guinée-Bissau comme Boudjing, Katong, Elalab, Susanna, Kassolole, etc., ont convergé vers le bois sacré de Youtou. Durant toute une semaine, les rues du village ont résonné de chants, de percussions, de danses. On a vu des femmes porter des plateaux remplis d’offrandes, des vieillards souriants laisser leur chaise à de jeunes femmes rayonnantes, et surtout, des hommes observer, silencieux, le pouvoir féminin à l’œuvre.
Dans un monde où les luttes pour l’égalité de genre prennent souvent des formes conflictuelles, le « karahay » offre un autre modèle. Dans cette partie du département d’Oussouye, la femme gouverne sans violence, sans rupture, dans un consensus culturel total.
Elle règne parce qu’elle donne la vie. Elle décide parce qu’elle a été initiée. Et le village l’accepte parce qu’il reconnaît sa puissance.
À Youtou, le « karahay » n’est pas un folklore. C’est une institution vivante, un matriarcat spirituel et social que les générations de femmes continueront de transmettre, de protéger et de célébrer.
Par Seydou KA, Gaustin DIATTA (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)