A cause des accidents de la circulation, beaucoup de victimes vivent le trauma des mutilations. A cela, s’ajoutent, souvent, la perte d’emploi et la pression familiale et sociale. « Le soleil » est allé à la rencontre de ces victimes qui souffrent au quotidien des séquelles des accidents de la route.
La souffrance a une odeur. Un mélange amer de pleurs et de douleurs. Jean Sambou en porte les stigmates. Amputé de la jambe gauche et se déplaçant à l’aide de prothèses, ce père de famille vit un supplice. Il porte comme une tare son chagrin né d’un accident de la route. C’était, il y a 5 ans. Une matinée de janvier 2020, alors qu’il se rendait à Ziguinchor pour assister à des funérailles d’un proche parent décédé, il a été victime d’un accident de la route. Le véhicule, une vieille Mercedes 7 places dans laquelle il avait pris place, avait percuté de plein-fouet un camion garé sur le bas-côté de la route nationale 6. Le bilan est sans appel : un mort sur le coup et des blessés graves. Jean s’en sort vivant mais avec des stigmates et une jambe complètement écrasée. Secouru par les Sapeurs-pompiers, il sera transféré à l’hôpital régional de Ziguinchor. L’odeur du sang, le cri aigu du scanner, la table d’opération, la pompe de perfusion…, Jean se souvient de tout. Sa douloureuse réminiscence le (re)plonge dans les méandres de cette terrible soirée arrosée par de fines rafales de pluies, où sa vie a volé en éclats, comme sa jambe écrabouillée comme du papier mâché. « Ce n’est pas facile de reparler de ça. Cet accident a changé ma vie », dit-il. Et certainement, ce choc a assombri un avenir promoteur… Recruté dans une société privée de la place, Jean Sambou était un cadre très respecté et adulé. Il avait la confiance de sa direction générale et était une sorte de « maître d’ouvrage » (selon ses propres mots) de la boîte. Mais son accident routier a impacté négativement son travail et chahuté sa vie. A jamais ! « Je garde toujours mon travail mais je ne suis qu’une loque humaine payée à ne rien faire et cela m’énerve », grince-t-il, la voix haletante, les yeux larmoyants.
A l’image de Jean, beaucoup de rescapés d’accidents de la route souffrent le Martyre ; ou presque. Tantôt mutilés, et dépités de la vie, ils vivent quotidiennement le trauma, les séquelles d’un quotidien assombri pour toujours. Pour certains miraculés, la mort était même préférable aux supplices causés par ces chocs routiers. Puisque le lourd fardeau du handicap est accentué par des préjugés sociaux et des jugements subjectifs qui blessent plus qu’ils ne soignent.
« J’étais marchand ambulant. Mais depuis mon accident, je ne peux plus exercer ce métier. Malheureusement, je ne jouis plus de toutes mes jambes et je dois faire avec pour le restant de mes jours. Je me déplace maintenant en béquilles », pleure Serigne Mor Diagne, accroché au détour d’une ruelle sinueuse à Keur Serigne-Bi (la maison du marabout), en plein centre-ville de Dakar. La trentaine consommée, le visage en sueur, dreadlocks au vent, ce « Baye Fall » originaire de Touba dans la région de Diourbel, souffre-lui aussi d’une amputation de sa jambe. Son malheur est survenu lors d’un accident sur l’axe Dakar-Kaolack.
« J’ai parfois envie de me suicider »
Depuis ce drame, il vit un grand tourment. La mort dans l’âme, Mor est parfois tenté par le suicide. Et pour cause : « Les gens me regardent d’un autre œil maintenant, alors que je n’ai pas besoin de leur pitié. Parfois, j’ai même envie de me suicider pour enfin me reposer, une bonne fois pour toute », glisse-t-il, entre deux souffles, la voix presque inaudible. Pour subvenir aux besoins de sa fratrie installée dans la ville sainte de Touba, Mor flâne tous les jours dans ce fiévreux coin de la capitale. Son quotidien se résume à attirer la clientèle et jouer les intermédiaires entre les clients et les marchands de médicaments. Une tâche qu’il déroule, la marche chancelante. Bon gré mal gré.
Debout sur 42 berges, la taille moyenne, Ousmane Baldé est un « miraculé ». Il est le seul survivant d’un grave accident routier survenu à hauteur de Fatick. Mais son handicap a fait de lui une sorte de bras cassé. Un « bon à rien » que des détracteurs imaginent finir pieds-nus, plaies béantes, dans les mines de sel de Fatick. L’accident de moto, il y a bientôt 7 longues années, a complètement chamboulé sa vie. Sur son visage ridé, se lit un désespoir sans fin. Une grande tristesse. « Je vis un mal profond. Depuis mon accident, je suis devenu un bon à rien puisque la perte de mon bras droit ne me permet plus de faire du taxi-moto. Je suis marié et père de deux enfants mais maintenant c’est mon épouse qui s’attèle dans la vente de fruits pour nourrir la famille. Ce n’est pas encourageant mais je ne peux plus faire grande chose », confie Ousmane. A Dakar, chaque fois que Mariama Diop monte à bord de son véhicule et circule sur la voie publique, il implore Dieu de la protéger contre les accidents de la circulation.
« Je vis un mal profond »
« Les accidents, ce n’est pas seulement hors de la capitale. A Dakar, il faut conduire avec prudence sinon on risque de cogner ou de se faire coincer. J’ai vécu l’expérience pour avoir été renversée, une fois. Cet accident m’a causé des douleurs de dos qui me hantent toujours le sommeil », lance-t-elle, au-devant de son volant, sur les Allées Malick Sy de Dakar. Mariama n’a pas subi d’amputation. Elle jouit de tous ses organes. Seulement, la peur au ventre, cette dame beau teint, supporte douloureusement et profondément les séquelles des accidents routiers.
« La personne peut même revivre l’épisode traumatique à vie »
Les séquelles des accidents de la circulation sont la face visible de l’iceberg. Derrière la mutilation de certaines parties du corps, se cachent la souffrance du stress et de la pression sociale. Un traumatisme permanent qui peut déboucher sur la folie ou au suicide. Et sans suivi psychologique, les rescapés peuvent traîner une crise post-traumatique pouvant les pousser à vivre repliés sur eux-mêmes. Cet isolement est fatal et peut, à la longue, provoquer des facteurs de déstabilisation personnelle ou une autodestruction. « La personne peut même revivre l’épisode traumatique à vie », renchérit Moussa Niang, psychologue-conseiller. D’où l’importance pour les autorités compétentes de mettre en place des mécanismes de suivi personnel destinés aux victimes d’accidents de la route. Il y a, certes, le Fonds de garantie automobile qui assure les victimes sur le plan de la prise en charge médicale. Mais au-delà, il urge de garantir un suivi psychologique aux rescapés, voire aux familles des défunts.
Ibrahima KANDE