J’ai longtemps cherché à comprendre comment on est passé de « Bul door, bul saaga, diamant noir lanu la indil », « Ne la bats pas, ne l’insulte pas, on t’a confié un bijou précieux » à « Seuy rek ba dé », « Supporte tout, même jusqu’à la mort ». Et ce qui me choque, c’est le fait que ces phrases soient scandées par des femmes
Ce glissement n’est pas innocent !
Il révèle comment, au fil des années, nos récits ont changé et comment ces récits ont commencé à produire des imaginaires qui, tôt ou tard, deviennent des réalités.
Comme l’explique Cornelius Castoriadis, les sociétés sont façonnées par des significations imaginaires sociales notamment des mots, des mythes, des symboles qui créent les cadres de ce qui est jugé normal, tolérable ou acceptable.
Les phrases que nous répétons dans nos mariages, nos baptêmes, nos cérémonies, ne sont donc jamais neutres, elles programment des comportements, structurent des attentes, légitiment des souffrances.
Lorsque, devant toute la communauté, on glorifie la patience féminine illimitée comme une vertu suprême, on prépare une génération entière à endurer l’injustice sans la nommer.
Quand on dit à une épouse que sa patience insondable “fait sa valeur”, on encourage des jeunes filles à accepter l’inacceptable. Et quand on applaudit ces récits, on prépare aussi des garçons à considérer la souffrance féminine comme une composante ordinaire de la vie conjugale.
En réalité, au Sénégal, il y a une figure de femme et une figure d’homme du foyer construites socialement, et ces deux figures doivent être démolies. Je l’affirme ici, il faut que notre société arrête d’utiliser l’Islam comme alibi pour asservir les femmes ! L’Islam, interprété honnêtement, ne tolère aucune violence sur une femme !
Comme l’a montré Charles Taylor, les imaginaires sociaux définissent la manière dont les gens “imaginent” leur existence collective, ce qui façonne ensuite leurs pratiques quotidiennes.
Si nos imaginaires placent la femme dans la douleur, la patience démesurée et la soumission aveugle, alors nos pratiques reproduiront cette domination même sans intention consciente.
Protégeons nos Linguères,
Car la violence que subissent aujourd’hui les femmes dans leurs foyers n’est pas un simple accident individuel, c’est le symptôme d’un récit collectif qui s’est fissuré.
Le Sénégal, qui aime se décrire comme pays de paix, de kersa et de téranga, découvre chaque jour que derrière l’image apaisée se cache une réalité inquiétante. Nos foyers, en effet, sont devenus des lieux où la violence se banalise, où la parole féminine s’éteint, où la souffrance se cache derrière la sutura.
Cette dérive n’est pas née de nulle part.
Elle est le résultat d’une transformation silencieuse des récits.
Dans nos anciens royaumes, les femmes n’étaient ni effacées ni soumises à l’aveuglette.
Elles étaient sources de légitimité, gardiennes des valeurs et arbitres des équilibres sociaux.
Dans le Waalo, aucun Brack ne pouvait régner sans la lignée maternelle.
Dans le Jolof et le Cayor, la Linguère avait un réel pouvoir de décision dans la cour royale.
Dans le Sine, la Guelwaar était la mémoire morale du royaume, protectrice de la justice et de la cohésion.
Aujourd’hui, nous glorifions ces femmes dans nos contes, mais nous reproduisons dans la vie réelle des discours qui légitiment la domination masculine réifiée : « la femme doit tout supporter pour préserver le foyer »,
« Ay yaxam lanu la làajj »,
Associer le mariage à la souffrance menant à la mort c’est commettre un meurtre moral inconsciemment.
Et même si certains s’entêtent à vouloir trouver des excuses plates à leurs agissements violents dans nos traditions, ils devraient avoir l’intelligence minime de savoir que la préservation des cultures et traditions ne vaut son pesant d’or que si elle nous aide à mieux vivre. Le philosophe Souleymane Bachir Diagne à raison de souligner dans ses œuvres que nos traditions ne doivent pas être lues comme des reliques figées, mais comme des ressources éthiques vivantes, capables de guider le présent lorsqu’on les interprète à la lumière de la justice et de la dignité.
Donc des phrases qui présentent la douleur féminine comme une vertu, une forme aliénante de patience comme un devoir, la soumission déraisonnée comme une condition de respectabilité.
C’est ce récit-là qu’il faut détruire à la racine, car il crée les conditions psychologiques, sociales et symboliques de la violence.
À cela s’ajoute une mauvaise compréhension de la sutura.
Ce qui devait être un principe d’honneur afin de protéger la dignité humaine est devenu trop souvent un mur de silence qui protège les agresseurs et agresseuses plus que les victimes.
On conseille aux femmes de “ne pas exposer leurs problèmes”, de “supporter”, de “préserver l’image du couple”, même lorsque le couple est devenu un lieu de peur, de terreur immonde.
C’est ainsi que la société fabrique des violences invisibles, des douleurs étouffées, des vies brisées.
Cette violence est enfin structurelle.
Elle s’enracine dans un modèle familial où l’autorité masculine est sacralisée, où la dépendance économique féminine renforce l’asymétrie, et où l’on confond virilité et domination. S’y ajoute, les femmes qui pourrissent la vie d’autres femmes dans les foyers. Il faut qu’on le dise, nous avons des agresseurs et des agresseuses au Sénégal, en ce qui concerne les violences faites aux femmes dans les foyers.
Pourtant, nos ancêtres avaient une sagesse que nous semblons avoir oubliée :
« Ku rey borom keur, rey ndiaboote gui », « celui qui détruit la force de la maison, détruit la structure familiale ». Les femmes sont aussi des « borom keur » car la stabilité familiale repose en grande partie sur elles.
Le pouvoir, dans nos traditions, n’a jamais été synonyme de brutalité mais de maîtrise, de retenue et de responsabilité.
Protéger nos Linguères,
Ce n’est pas seulement moderniser nos lois, c’est aussi restaurer le cœur moral du Sénégal.
C’est rappeler que la force véritable ne s’exerce jamais contre les femmes, que la dignité n’autorise aucun geste violent, que la paix d’un foyer ne repose pas sur la souffrance silencieuse.
C’est dire aux hommes que la virilité véritable est complicité et protection et non domination et violence, aux femmes qu’elles n’ont pas à endurer la souffrance du monde pour être honorées, et à la société que la violence domestique n’est pas une affaire privée mais un échec collectif.
Un pays se reconnaît à la manière dont il protège ses mères, ses sœurs et ses filles.
Si nous laissons nos Linguères être humiliées, blessées ou brisées, nous trahissons notre histoire, nous affaiblissons notre présent et nous hypothéquons notre avenir.
Protéger nos Linguères, c’est protéger la mémoire profonde de ce que nous sommes.
C’est protéger le Sénégal lui-même.
Par Sokhna Fatou Kiné DIENE,
Étudiante chercheuse en Politique Comparée à Sciences Po Paris


