Le « mbaañ gaacce » ou, plus simplement, la palissade de protection, est un ouvrage traditionnel fait à la main à partir de bambous, bien connu dans le Sine. Comme son nom l’indique, elle sert à protéger la maison des regards extérieurs et à préserver le secret de la famille. L’histoire de cette palissade est parmi les plus anciennes dans le milieu sérère. Au-delà de son rôle protecteur, le « mbaañ gaacce » est également un réservoir de réalités mystiques, renforçant ainsi son aspect culturel profond.
FATICK-Des œuvres traditionnelles multiséculaires, voire millénaires, sont toujours d’actualité dans le Sinig (ou le Sine). Malgré la course effrénée du temps, ces riches inventions, témoins du talent et de l’inspiration des anciens, résistent encore à l’influence de la modernité. Sans l’aide de la technologie, nos ancêtres ont laissé à la postérité un héritage d’œuvres profondes qui ont traversé les âges. Chez les populations du Sine, de riches objets aux accents culturels brillent encore sous diverses formes. De telles créations ont jalonné l’histoire de ce peuple sérère, témoignant d’un savoir-faire traditionnel qui force l’admiration. Ainsi, au-delà des accoutrements, de la chorégraphie, des festivités et de la parole, les Sérères du Sine nourrissent leur passion à travers des productions artisanales somptueuses, mais pleines d’utilité. Dans ces contrées sérères où, du point de vue historique, le travail manuel a fini par convaincre plus d’un, il existe des ouvrages traditionnels d’une grande importance. L’exemple du fameux « mbaañ gaacce », terme local employé pour mettre en garde contre l’indiscrétion, en est un parfait témoin. Mieux, c’est le nom donné à une sorte de bouclier artisanal protégeant la maison des regards extérieurs plus ou moins curieux.
Il s’agit d’une petite palissade placée habituellement à l’entrée de la maison. Comme son nom l’indique, cet ouvrage traditionnel au caractère culturel est établi devant les chambres pour les mettre hors de vue. Étymologiquement, « mbaañ » veut dire refus et « gaacce» signifie honte. Mais, dans ces circonstances précises, le terme renvoie à tout ce qui est une surprise désagréable. C’est-à-dire que cette petite palissade remplit une fonction protectrice qui empêche l’autre de jeter un coup d’œil à l’intérieur de la maison, de crainte de tomber sur une situation gênante. Autrement dit, il s’agit de préserver la dignité et le secret de la famille. C’est un ouvrage dont la hauteur est relativement plus grande que la taille d’un homme, et bâti sur une petite largeur de quelques mètres.
Un bouclier contre l’hypocrisie sociale
Ainsi, son rôle consistant à mettre hors de vue cette partie symbolique de la maison fait du « mbaañ gaacce » un bouclier sûr contre les mauvais jugements et l’hypocrisie sociale. En sillonnant les localités du Sine, on en voit un peu partout dans les maisons. Mais, il faut surtout se rendre dans les villages les plus reculés ou dans les hameaux pour mieux s’en apercevoir. À première vue, ce dispositif semble être un simple ornement pour la maison. Surtout quand on sait que l’architecture est faite avec beaucoup de dextérité. Sa conception s’accompagne d’une bonne attention, avec notamment l’assemblage bien structuré des bambous. Minutieusement tressés, ces derniers résultent en un ensemble compact qui donne l’air d’une porte de maison. Cette palissade dite de protection remonte aux ancêtres. Elle a si duré dans le temps que les vieilles personnes interrogées ont, à l’unanimité, affirmé la même chose : « Il est là depuis toujours ».
À la lumière de cette réponse, on constate que cet outil, conçu pour cacher les secrets de la maison familiale, reste aujourd’hui une réalité historique perpétuée par des générations successives. Dans les environs de Fatick, on en voit partout. À Diakhao, ancienne capitale du royaume du Sine, l’ambiance est au beau fixe ce jeudi, jour de marché hebdomadaire. La place publique et ses environs grouillent de monde. Les bavardages mêlés aux marchandages et aux klaxons des motos « Jakarta » créent un bruit assourdissant.
Les nombreuses expositions, de toutes natures, ont fini par provoquer un embouteillage. Quasiment bloquées, certaines artères deviennent impraticables. N’empêche, l’espace du marché a un joli décor, avec les étals et les tables de vente disséminés un peu partout. À l’écart, sur une partie du trottoir, des personnes du troisième âge se regroupent sous l’ombre d’un bâtiment surplombant la place publique. Interrogées au sujet de la palissade de la discrétion ou le « mbaañ gaacce », bien que difficile de situer sa durée de vie dans le temps, des vieilles personnes se souviennent néanmoins avoir cohabité avec elle depuis le bas âge. « J’ai vu mes parents la fixer dans la maison. C’est donc une réalité qui date de très longtemps », témoigne un vieil homme de presque quatre-vingts ans. Embouchant la même trompette, Waly Diop voit en cette palissade un réservoir de mystères, non seulement de par son ancienneté, mais aussi de par sa conception. D’après lui, elle a toujours été l’œuvre du chef de la maison.
Un réservoir de mysticisme
Un avis que partagent tous, sachant que les familles ancestrales étaient fondées sur un patriarcat fort. « C’est le chef de famille qui fabriquait et installait la palissade. Cette dernière servait de barrage entre lui et le monde extérieur », explique-t-il.
Les explications du natif de Diakhao sont d’autant plus plausibles que, selon les témoignages recueillis, la palissade faisait toujours face à la chambre du patriarche. C’est ce qui fait dire à certains que cette position était stratégique parce qu’elle donnait la possibilité au chef de famille d’avoir à l’œil les agissements derrière cet ouvrage mystérieux. En plus de protéger la maison familiale des regards extérieurs, la palissade remplit bien d’autres fonctions. Son aspect archaïque informe sur son rôle mystique que d’aucuns ignorent d’ailleurs. D’après les témoignages d’une vieille dame native du village de Mbine Yade, à quelques kilomètres de Fatick, l’ouvrage servait aussi à garder les gris-gris du chef de famille. Parlant sous le couvert de l’anonymat, elle avance que « les talismans étaient souvent accrochés sur les extrémités de la palissade. On en voyait beaucoup dans le passé ». Vieux Waly Diop aussi abonde dans le même sens. Selon lui, la palissade est aussi un lieu où se pratique beaucoup de mysticisme. Plus clairement, on apprend que, pour des besoins de bénédiction, de protection, etc., on peut se servir de ses restes. « Pour des raisons mystiques, il arrive que des personnes prennent les résidus des bambous qui composent la palissade. Par exemple, on peut récupérer les écorces des bâtons. Son utilité ne se limite donc pas seulement à barrer la vue », laisse-t-il entendre.
Aux alentours du marché de Fatick, Mbaye Sarr s’assoit confortablement sur une chaise, sous un arbre faisant office de place publique. Pour ce vieil homme, dont cet ouvrage traditionnel est bien antérieur à sa naissance, il a pu mentionner d’autres fonctions. À l’en croire, le « mbaañ gaacce » est aussi un lieu de recueillement pour le chef de famille. « Pour fuir le stress ou adoucir sa colère, ce dernier se réfugiait toujours aux pieds de cette palissade jusqu’à retrouver ses meilleurs sentiments », raconte M. Sarr. Il s’agit, ajoute-t-il, d’un endroit discret qui permet, dans certains cas, au père de famille de se ressourcer ou de trouver de l’inspiration. Aujourd’hui, avec le temps, l’ouvrage a subi des modifications. Dans certaines maisons, il est désormais fait en ciment. Cependant, il conserve les mêmes mesures et les mêmes fonctions.
Par El Hadji Fodé SARR (Correspondant)