Au Marché central au poisson de Pikine, derrière les étals colorés se cachent les blessures invisibles d’un dur labeur. Entre écailles volantes, couteaux tranchants et légumes finement découpés, des hommes et des femmes se battent chaque jour pour arracher de quoi nourrir leur famille.
Une odeur de poisson frais emplit l’air du Marché central au poisson de Pikine tandis que les légumes déploient un étalage de couleurs sous le ciel gris et pluvieux. La fraîcheur se dégage des étals remplis de fruits de mer, de poissons, d’oignon et de pomme de terre. Il y en a pour tous les goûts selon le plat qu’on veut concocter.
Dans ce dédale de marchandises, les passants tentent de se repérer en veillant à ne pas laisser leurs vêtements traîner sur le sol boueux. Ils font d’autant plus attention à la partie, un peu à l’écart, réservée au nettoyage du poisson. À cet endroit, la terre est également humide, en plus d’être recouverte de sang et de viscères de poissons. Toutefois, semble-t-il, il en faut plus pour incommoder les hommes chargés de débarrasser les poissons de leurs écailles et de leurs entrailles.
Ils sont assis sur d’épais bancs en bois, comparables à des troncs d’arbres dont l’humidité et l’impact du temps rendent impossible de deviner la couleur d’origine. C’est aussi sur ces mêmes bancs que ces travailleurs posent les poissons à nettoyer. Ceux-ci portent parfois de drôles de noms que Mouhamadou Bâ, surnommé Ndiouga, se plaît à énumérer. L’homme, d’une soixantaine d’années, entouré de ses compères, s’en donne à cœur joie. « Alors, ce poisson que vous voyez là se nomme plat plat », dit-il, sourire aux lèvres. Inutile de se demander pourquoi ce poisson s’est vu affubler de ce nom, quand on voit sa forme tout à fait plate. Ndiouga reprend, toujours avec la même ironie : « Celui que je suis en train d’écailler a pour nom dëggër bopp (têtu). Ce nom est d’autant plus drôle que ce poisson a une taille minuscule. Ne me demandez pas pourquoi on l’appelle comme ça. Peut-être qu’il est juste têtu », dit l’écailleur en riant. Il termine en désignant d’autres poissons avec des noms plus communs et qui prêtent moins à rire : capitaine, dorade ou encore « sëdd ».
Les habits maculés de taches, Ndiouga explique d’un ton aimable qu’il exerce ce métier depuis 1980. « À l’époque, j’étais à Gueule Tapée, près de Soumbédioune. C’est en 1990 que je me suis installé dans ce marché », précise-t-il.
Un métier dangereux
Quand on lui demande s’il trouve son compte dans cette activité, l’écailleur répond d’un ton égal : « Je rends grâce à Dieu car c’est avec ce travail que j’ai pu fonder ma famille. Toutefois, les clients ne paient pas la même somme. Certains paient bien, d’autres pas. Tout dépend du client et du marchandage. En moyenne, je peux gagner 2.000 FCfa à la fin de la journée. »
D’après Ndiouga, ce métier suffit à nourrir son homme, mais nécessite des sacrifices. En témoignent ses mains calleuses et scarifiées. L’homme assis à côté de lui interrompt un instant son travail pour tendre ses mains dans un état similaire. Juste sous l’ongle de son majeur, il manque une partie de chair et de peau. « Les coupe-coupes et les ‘’waasu kay’’ ne nous font pas de cadeau », dit-il en désignant un long couteau au bout recourbé et pointu ainsi que des sortes de grandes brosses armées de clous. « Souvent, il arrive qu’on se blesse au point de finir à l’hôpital », affirme Ndiouga.
Boubacar, un autre travailleur, témoigne également en disant avoir eu le tétanos à la suite d’une blessure mal traitée. « Ce sont les clous qui m’avaient blessé. Ce jour-là, je n’ai pas voulu aller à l’hôpital et mal m’en a pris puisque j’ai fini avec le tétanos », explique-t-il.
Tous ont une mésaventure avec les couteaux à raconter, mais cela ne les empêche pas de continuer leur travail avec entrain. D’ailleurs, quelques minutes plus tard, une dame, foulard noué autour de la taille, vient amener à Ndiouga un grand ‘’sëdd’’ (espèce de poisson), qu’il s’attelle tout de suite à écailler. « Le diasi (coupe-coupe) sert à couper les nageoires, tandis que le ‘’waasu kay’’ permet d’enlever les écailles », renseigne Ndiouga avant de faire une démonstration en faisant voler les écailles dans tous les sens. L’écailleur s’est fait payer 300 FCfa pour ce poisson. Il affirme, haussant les épaules : « C’est vrai que c’est une petite somme, mais comme on dit, quand on n’a pas ce que l’on veut, on se contente de ce qu’on a. »
C’est la même résignation qui gagne Sophia, dont l’étal se trouve un peu plus loin. La femme, vêtue d’une robe légère sans manches, explique quitter sa maison à 3 h du matin pour venir vendre au marché. « Il fait encore nuit à cette heure et c’est même dangereux de sortir, mais je n’ai pas le choix. J’ai une famille à nourrir, donc même si je dois sortir de chez moi à 3 h pour rentrer à minuit, je le fais. C’est tout », dit-elle, une lueur de détermination dans les yeux.
Gagner du temps
Devant Sophia se trouvent des légumes de toutes sortes et des oignons découpés, déjà ensachés. De l’ail épluché est aussi posé sur la table. Quand on demande à Sophia s’il lui arrive de se blesser, une vendeuse assise à ses côtés répond : « Elle ne fait pas juste que se couper, elle se tranche carrément la main. Il faut la voir quand elle se blesse au point d’aller à la pharmacie du coin ! »
Enlevant le gant noir qui couvre sa main gauche, Sophia expose alors les blessures que lui a values le découpage des oignons. Sa paume gauche est recouverte de stries causées par la lame d’un couteau et le pouce de sa main droite est enveloppé dans un petit sachet en plastique. « J’ai mis ce gant et ce sachet pour tenter de me protéger, car je coupe beaucoup d’oignons et le couteau est vraiment tranchant », informe-t-elle.
Poursuivant, Sophia indique que le kilo d’oignon coûte 600 FCfa et que le prix de la coupe est de 100 FCfa. « Parfois, j’offre le prix de la coupe », dit-elle avant de vendre à deux clientes qui viennent d’arriver. Ces dernières affirment timidement qu’elles achètent l’oignon découpé pour gagner du temps et que le prix est abordable. Elles sont tout de suite contredites par Sophia, qui les interrompt d’un ton dur : « Au contraire, l’oignon est cher, mais il faut nous comprendre. J’achète le sac à 11.000 FCfa et les taxes peuvent aller jusqu’à 3.000 FCfa. Donc c’est normal que ce soit cher. J’aimerais baisser les prix, mais je ne peux pas, car j’ai une famille à nourrir », indique-t-elle. Entre sacrifices et petits gains, ces hommes et femmes continuent leur travail, illustrant une résilience quotidienne et un engagement qui dépasse la simple survie économique.
Yaye Billo NDIAYE (Stagiaire)