Au lendemain de la remise officielle du Livre blanc sur le massacre des tirailleurs sénégalais de Thiaroye (1er décembre 1944) au Président de la République, le professeur Mamadou Diouf, président du Comité de commémoration, a animé, hier, une conférence de presse à Dakar. Il a exposé la démarche, les trouvailles et les enjeux de cette œuvre historique, conçue pour restituer aux Africains un épisode longtemps confisqué par la mémoire coloniale.
« Un évènement s’est passé, une tragédie, le massacre du 1er décembre 1944. Ce massacre, jusqu’à présent, on en connaît certains détails, mais on n’en connaît pas tous », a déclaré, hier, à Dakar, le professeur Mamadou Diouf devant la presse nationale et internationale, lors de la conférence de presse du Comité de commémoration du massacre des tirailleurs sénégalais. Leur faute : avoir réclamé des arriérés de soldes dus par la France, pour qui ils avaient combattu durant la Seconde Guerre mondiale. Moins de vingt-quatre heures après avoir remis le Livre blanc sur cette tragédie au Chef de l’État, le président du Comité de commémoration a tenu à présenter, hier, au Building administratif « la philosophie, l’économie et les perspectives » d’un travail collectif qui ambitionne de refonder la mémoire africaine autour de cet événement majeur. «L’objectif du Livre blanc, lorsque le gouvernement du Sénégal a décidé de faire du massacre de Thiaroye un moment important de notre conscience collective, de la conscience collective du pays, de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique en général, est pour nous de savoir ce qui s’est réellement passé », explique l’historien. Dès lors, Pr Diouf a rappelé que le but de l’ouvrage n’est pas de réécrire une histoire déjà figée, mais de rassembler les archives dispersées, confronter les récits et surtout faire « entendre les voix africaines, longtemps absentes du discours dominant ». «Il s’agit, ajoute-t-il, de démonter la construction du récit métropolitain, qui a longtemps déformé la réalité de Thiaroye, pour ouvrir un espace à un récit proprement africain, c’est-à-dire raconter l’histoire et ne pas laisser d’autres raconter notre place dans l’histoire», assure-t-il.
Démystifier la parole coloniale
Pour ce faire, le Comité de commémoration a articulé le document présenté, après une année de travail, autour de quatre parties principales. « La structure du Livre blanc se compose d’une introduction suivie de quatre chapitres : le premier consacré aux sources de l’histoire du travail, le deuxième retraçant l’histoire générale des tirailleurs, le troisième portant spécifiquement sur le massacre de Thiaroye et enfin un quatrième chapitre qui analyse, à travers deux récits, les différentes manières dont cet événement a été raconté et interprété », décrit Pr Diouf. Le premier chapitre a été effectué à partir de travaux avec des sources historiques et des archives disponibles, tant au Sénégal qu’en France, confie-t-il. Mais de nombreuses zones d’ombre persistent sur les sources avec un accès limité à certains dossiers militaires français, se désole Mamadou Diouf. « Les autorités françaises continuent à retenir des documents essentiels», déplore-t-il, ajoutant qu’aucune liste complète des tirailleurs embarqués pour Dakar n’a jamais été retrouvée.
Le deuxième chapitre du Livre blanc retrace l’histoire générale des tirailleurs sénégalais, depuis la création du corps au milieu du XIXᵉ siècle jusqu’aux indépendances. Sur ce point, le président du Comité assure que le Livre blanc s’est évertué à mettre en lumière la position ambiguë de ces soldats : à la fois instruments de la conquête coloniale, victimes de son système, mais aussi acteurs de leur propre émancipation. Il donne ainsi en exemple les travaux du Pr Abdoulaye Ly, qui considère dans son ouvrage éponyme les tirailleurs comme des « mercenaires noirs ».
Une architecture en quatre parties
Le troisième chapitre, « cœur du livre », selon le Professeur Diouf, revient sur le déroulement du massacre de Thiaroye. Il reconstitue, à partir de témoignages oraux, de documents officiels et de travaux antérieurs, les circonstances tragiques de la date du 1er décembre 1944. « Ce que nous savons avec certitude, c’est que des soldats démobilisés, revenus d’Europe, ont été abattus pour avoir revendiqué leur dû », résume le professeur. Mais les zones d’incertitude demeurent : « Nous ignorons encore combien sont morts, où ils ont été enterrés, et même parfois comment les faits se sont déroulés », déclare-t-il.
Le quatrième et dernier chapitre adopte une approche historiographique. Pour Mamadou Diouf, ce travail a été facilité par des travaux antérieurs, puisque cette histoire n’est pas une découverte nouvelle, étant entendu que plusieurs auteurs et historiens ont déjà fait des œuvres sur cette histoire. « La colonisation s’accompagne toujours avec la violence et un déni du discours de l’autre. C’est Frantz Fanon qui disait que le colon ne discute pas, il soliloque », dit le professeur, considérant que cet «épisode de Thiaroye en est l’exemple le plus illustratif ». L’une des contributions majeures du Livre blanc réside, à son avis, dans la mise au jour des mécanismes et des stratégies employées pour dissimuler cette tragédie, véritable tache sur l’histoire », révèle-t-il. Cette occultation, selon lui, s’inscrit dans une logique impériale : celle d’une France qui, au moment même où elle célébrait sa libération, refusait à ses anciens soldats africains la reconnaissance de leur dignité. « Ce moment d’euphorie nationale, souligne-t-il, a coïncidé avec un acte d’exclusion. On a dit à ceux qui avaient versé leur sang : « Vous avez combattu, mais vous n’en faites pas partie » ». Pour le chercheur, cet épisode est fondateur non seulement pour l’histoire de la France, mais aussi pour celle des peuples africains : « Il marque le début d’une conscience de souveraineté et d’égalité ».
Des recommandations pour restituer la vérité
Au-delà du diagnostic, le Livre blanc formule plusieurs recommandations. Il plaide pour l’ouverture complète des archives françaises et sénégalaises, pour des fouilles archéologiques au cimetière de Thiaroye, et pour la mise en place d’un mémorial documentaire et éducatif. « Personne n’a jamais entrepris d’explorer sérieusement ce cimetière », a regretté le professeur Mamadou Diouf, président du Comité de commémoration. Il y voit pourtant une archive matérielle capitale. « Il faut savoir qui repose là, d’où ils venaient, et comment ils ont été enterrés. » Le professeur insiste aussi sur la dimension pédagogique du projet. « Raconter notre histoire, c’est refuser de laisser d’autres raconter à notre place ». Pour lui, l’enjeu n’est pas seulement mémoriel, mais politique et symbolique : construire une histoire partagée où l’Afrique parle en son nom propre. Cette démarche, a-t-il souligné, rejoint le travail collectif d’historiens, d’artistes et de militants de la mémoire engagés depuis des décennies à restituer la vérité de Thiaroye. En conclusion, le professeur Diouf a rappelé que le Livre blanc « n’est pas un aboutissement, mais une ouverture ». « Ce travail n’est pas clos. Il inaugure un dialogue. Et ce dialogue appartient à tous ceux qui, en Afrique et ailleurs, refusent que le silence tienne lieu d’histoire. », a-t-il dit.
Construire un récit propre
Le président de la Commission exploitation et traitement, le Pr Ndiouga Benga, interpellé, hier, par les journalistes sur le nombre exact des victimes du massacre des tirailleurs à Thiaroye, le 1er décembre 1944, a appelé à « aller au-delà pour construire un récit commun ». « Sur le nombre, nous n’avons pas à inventer à partir de ce massacre de masses, a-t-il déclaré. On retient qu’il y a eu 70 victimes reconnues jusqu’ici. Au début, on est passé d’une négation totale à un chiffre de 35, puis à 70 », fait-il savoir, précisant que ce chiffre pourrait évoluer « avec la recherche archéologique qui pourrait nous aider à aller au-delà de ces estimations ». Il a précisé que la quête de vérité se poursuit sur le nombre des victimes.
Pour le professeur Benga, ce débat ne saurait se limiter à des statistiques, mais doit aller dans le sens d’une quête de sens et de dignité. « L’ordre colonial, a-t-il ajouté, est un ordre de violence et du meurtre. Les tirailleurs n’ont pas seulement réclamé leur solde, ils ont posé la question de leur dignité, de leur liberté, de leur émancipation. C’est cette dimension humaine et politique qu’il faut retenir ». Pour lui, c’est cette entreprise d’ailleurs qui peut déranger car, jusqu’ici, il n’y a pas eu de véritable conversation sur le sujet. » « On a eu un récit linéaire et unique, construit pour invisibiliser et dissimuler certains aspects de l’histoire. Aujourd’hui émerge une pluralité de récits. Et ce qu’il faut surtout retenir, c’est que ces récits ne sont plus seulement produits par les historiens, mais aussi par les communautés elles-mêmes », a noté Pr Benga. Pour lui, c’est cette réappropriation mémorielle et collective qui constitue tout l’enjeu de ce travail. « Ce qui importait aux communautés, ce n’était pas de produire des chiffres, mais une mémoire issue d’elles-mêmes, portée par des voix diverses. Si nous voulons être libres, il faut penser notre temps, le replacer dans une histoire globale, mais en nous tenant debout par nous-mêmes », a laissé entendre M. Benga.
Souleymane WANE