Dans un pays où l’école peine encore à répondre aux besoins des enfants différents, deux sœurs se sont levées avec courage et détermination pour ouvrir une brèche dans le mur de l’exclusion. Marième Seck et Aïssatou Seck (affectueusement appelée Aïda) ont choisi de consacrer leur vie à l’éducation inclusive. Leur projet, né d’un rêve ancien, s’est matérialisé à Sacré-Cœur 3, puis à Grand Yoff, où les écoles accueillent, à la fois, des enfants dits classiques et des enfants aux besoins spécifiques, notamment atteints d’autisme, de trisomie, de trouble du langage, de manque de concentration, etc.
Elles auraient pu poursuivre leur ascension en Europe, aux États-Unis ou en Côte d’Ivoire. Mais les sœurs Marième et Aïssatou Seck ont décidé de revenir au pays. La première, traductrice et cinéaste de formation, avait déjà créé une agence de traduction florissante en France. La seconde, économiste et spécialiste du développement, a travaillé pour des institutions internationales et pour le gouvernement ivoirien. Leur choix n’était pas simplement professionnel. Marième confie qu’elle voulait élever ses filles dans un environnement plus protecteur.
« Ma fille a subi ses premières humiliations racistes dès l’âge de trois ans. J’ai compris que je ne voulais pas qu’elles grandissent dans ce climat.
De la bibliothèque au groupe scolaire
Au Sénégal, elles peuvent s’enraciner dans des valeurs qui leur ressemblent », raconte la directrice pédagogique de l’école. Elle, qui n’a été façonnée que par le modèle occidental. Aïssatou, de son côté, a vécu les soubresauts de la crise ivoirienne et a été victime d’attaques contre ses biens et d’atteintes à son intégrité physique. Et pourtant, cette dame forte n’a jamais voulu quitter cette Côte d’Ivoire qu’elle chérit tant, même en pleine tempête. Un pays dont elle a fini par prendre la nationalité, symbole d’une vision panafricaniste. « J’aimais l’idée de contribuer au développement, peu importe le pays.
Mais rentrer au Sénégal avec ma sœur était une évidence. Nous voulions mettre notre énergie au service de l’éducation », souligne cette femme pleine d’énergie. Leur décision est un héritage familial. Leur mère, enseignante, leur a inculqué la discipline et la persévérance, tandis que leur père, infatigable travailleur, répétait à ses filles qu’aucun mariage n’était possible sans diplôme. « Nous avons grandi avec la conviction que l’indépendance et l’effort étaient des armes indispensables », souligne Aïssatou. Leur aventure éducative a débuté presque par hasard, dans une pièce du domicile de Marième transformée en bibliothèque de bandes dessinées. Tous les samedis, des dizaines d’enfants du quartier et d’ailleurs y trouvaient lecture, contes, jeux de société et goûters. L’expérience a vite pris de l’ampleur. « Je ne supportais pas l’idée que l’accès aux livres soit si difficile pour de nombreux enfants.
J’ai voulu leur offrir un espace d’épanouissement », raconte Marième. Peu à peu, la bibliothèque est devenue un centre de loisirs, puis une école. L’une des publications de Marième sur Facebook parlant d’« école du langage » a attiré de nombreux parents d’enfants atteints de troubles du langage ou d’autisme. « Nous avons compris qu’il fallait aller plus loin et créer un vrai département d’éducation spécialisée », explique Aïssatou. Aujourd’hui, les deux établissements comptent près d’une quinzaine de classes et un département spécialisé dirigé par un psychologue clinicien et composé d’éducateurs spécialisés et d’auxiliaires de vie scolaire. Les enfants à besoins spécifiques ne représentent que 20 % de l’effectif, condition nécessaire pour préserver l’équilibre d’une école inclusive.
L’inclusion comme choix pédagogique
À Grand Yoff, les infrastructures respirent la convivialité : grandes classes aérées, aires de jeux, piscine, terrains de sport et une bibliothèque riche en livres jeunesse. Mais ce qui distingue surtout ces écoles, c’est la pédagogie. Les enfants neurotypiques partagent le quotidien de leurs camarades à besoins spécifiques : cours, repas, récréations.
Marième insiste : « Nous n’aimons pas dire que ces enfants sont différents. Ils appréhendent le monde d’une autre manière, souvent avec une intelligence remarquable. Certains apprennent à lire seuls, d’autres résolvent des puzzles en un temps record », précise-t-elle. Chaque enfant dispose d’un projet éducatif personnalisé. Les enseignants, soigneusement recrutés, sont formés chaque année à la discipline positive, à la communication non violente et à l’approche par les compétences. Les élèves deviennent acteurs de leur apprentissage, parfois à travers des jeux de société pour apprendre la conjugaison ou les mathématiques. Un rituel symbolise cette approche participative : l’élection des délégués de classe. « Les enfants font campagne, votent avec encre sur le doigt et dépouillement public. Cela leur apprend la démocratie et la responsabilité », se réjouit Marième.
Obstacles et résilience
Les parents eux-mêmes mesurent la différence. Beaucoup témoignent que leurs enfants se réveillent avec enthousiasme, impatients d’aller à l’école. « Avant, il fallait les traîner pour les cours. Aujourd’hui, ce sont eux qui nous pressent de partir », racontent les parents à Madame Seck. Tout n’a pas été simple. De retour au pays, les deux sœurs ont dû faire face à une réalité déconcertante : retards chroniques, absentéisme, manque de rigueur professionnelle. « Je pensais que dans un pays avec beaucoup de chômage, les gens se précipiteraient sur les offres d’emploi. Mais j’ai compris que demander du travail revenait parfois à demander de l’argent sans réelle volonté de s’engager », admet Marième. Une situation qu’elle a fini par diagnostiquer en interrogeant profondément la sociologie et la culture sénégalaise, pour cette jeune dame séparée de sa mère patrie à l’âge de 4 ans, pour y revenir plus de trente ans plus tard. La pandémie de la Covid-19 a été un choc. Fermeture des écoles, suspension des activités de traduction, arrêt du centre de loisirs : pendant huit mois, aucune rentrée d’argent. « J’étais prête à tout arrêter.
C’est ma sœur qui m’a convaincue de continuer », souligne la sœur cadette d’Aïssatou Seck. Aïssatou a, elle aussi, connu des moments de découragement face aux pressions administratives et financières. Mais l’équilibre du duo repose sur leur complémentarité. « Nous sommes la force l’une de l’autre. Quand l’une flanche, l’autre reprend », raconte-t-elle. Leur projet a déjà changé des vies. Des enfants venus du Canada, de France et d’ailleurs ou tout simplement habituellement exclus, se sont épanouis dans leurs classes. Une petite fille autiste est, aujourd’hui, parmi les meilleures de sa classe. D’autres, mutiques à leur arrivée, se sont ouverts progressivement grâce à un accompagnement patient.
Un impact social profond
Les élèves neurotypiques tirent également des avantages de l’inclusion : « Ils apprennent l’empathie, la tolérance et l’acceptation de la différence. De nombreux enfants classiques prennent spontanément sous leur aile un camarade à besoins spécifiques. Cette cohabitation crée une société miniature inclusive », explique Marième. Pour Aïssatou, l’impact dépasse l’éducation. « Nous préparons le Sénégal de demain. Si nos élèves grandissent dans la tolérance, ils deviendront des adultes capables d’accepter la différence », renseigne cette dame expérimentée.
Aujourd’hui, les deux sœurs gèrent une quinzaine de classes en maternelle et élémentaire. Mais elles veulent aller plus loin. « Nous cherchons à consolider notre base, mais l’objectif est d’ouvrir un collège adapté pour prolonger l’inclusion », annonce Marième. Leur combat se heurte, toutefois, à une limite : l’absence de reconnaissance officielle des écoles inclusives. « Nous ne voulons pas être cataloguées comme une simple école classique. L’inclusion a un coût, et sans soutien, beaucoup de familles ne peuvent pas offrir une éducation spécialisée à leurs enfants », plaide Aïssatou. Elles espèrent que l’État créera une nomenclature spécifique et des subventions pour permettre à davantage d’enfants d’accéder à cette éducation. Au fond, leur démarche est une leçon d’humanité. Ces deux dames rappellent que la société ne peut se construire en laissant de côté les plus vulnérables. Leur école est bien plus qu’un lieu d’apprentissage : c’est un laboratoire social où s’expérimente une citoyenneté inclusive.
Par Daouda DIOUF