L’île du Diable demeure l’un des sites souvent évoqués dans les récits de la création de la ville de Sédhiou. Isolée et située entre les communes de Sédhiou et de Karantaba, ce mythe de l’histoire du Pakao et du Boudié reste encore vivace dans la mémoire collective.
Au milieu du fleuve, une bande de terre relativement circulaire s’impose au regard par sa végétation luxuriante. Sans une présence humaine, dès qu’on prend une pirogue pour rejoindre ce bout de terre, le temps d’un après-midi, c’est un groupe d’oiseaux survolant les eaux dans une chorégraphie assez rare qui attire les regards. « Cet endroit beau et verdoyant n’est pas une destination fréquentée par les populations du Pakao du fait des récits, mythes attachés à ce lieu connu sous l’appellation de l’ile du Diable. » Ici, il est impossible pour les pirogues d’accoster, après 15 minutes de course, à cause de l’ensablement provoqué par le rétrécissement de l’île. Alors, il faut descendre et patauger dans l’eau. « Ce n’est pas profond », insiste le piroguier toujours à la manœuvre.
L’endroit est colonisé par des herbes touffues. Le sable noirâtre ne donne pas envie de marcher sur ce lopin de terre. Par endroit, il faut courber le dos pour se faufiler entre les branches d’arbustes pour progresser. Brusquement surgit un varan, sur cette terre dense, témoin d’une nature sauvage et préservée. Effrayé par notre présence, l’animal se démène comme il peut avant de disparaître dans un des trous libérés par les racines du grand Baobab qui s’est effondré quelques jours plus tôt. Sur l’île, les oiseaux sont les maîtres des lieux. La plupart sont des espèces rares perchées en groupe sur des branches. Mais plus l’on s’approche, ils crient, volent et se posent sur d’autres arbres.
« On raconte qu’il y avait, ici, des fruits sauvages de tous genres et même des agrumes. Mais, il n’était pas autorisé d’en couper et d’en ramener. Ceux qui s’aventurent à cueillir ces fruits pour les amener chez eux sentaient une puissance surnaturelle qui les forçait à les retourner sur l’île. On pouvait manger les fruits sur place, mais pas les emporter hors de l’île », relate Malamine Diatta, conseiller départemental de Sédhiou, un habitué de ce lieu. D’ailleurs, en 1982, les populations du village de Balmadou qui venaient couper des branches d’arbre et de rônier sur l’île ont perdu la vie sur le fleuve. Leur pirogue chargée de rônier a chaviré faisant 27 morts. Selon certains témoignages, l’histoire de l’île du Diable est directement liée à la création de Sédhiou à la suite de la présence du colonisateur français. Sédhiou étant une sorte de cuvette, on disait qu’il y avait des êtres maléfiques qui y résidaient et qui n’acceptaient pas la présence des humains.
Bagne ou résidence jamais réalisée
Les Baïnounks qui vivaient à Pacoboor (sud) et à Bakoum (nord) prenant Sédhiou en trait d’union, avaient même averti les Mandingues qui étaient portés par le marabout, chef de la communauté, Doura Kamara. Ils lui disaient qu’il y avait des djinns. Mais ce dernier voulant quitter Bakoum pour s’installer à Sédhiou afin de s’éloigner des pratiques païennes des autochtones s’est battu jusqu’à y résider. « Le diable sentant sa défaite prochaine accepte de se retirer de la terre ferme pour s’établir sur l’île. Il fixe trois conditions. La première que les humains ne viennent pas perturber sa quiétude. Le deuxième, que l’environnement soit respecté et troisième élément, si l’humain ne peut s’empêcher de venir sur l’île, s’il touche les fruits qu’il ne l’emporte pas », raconte Ibrahima Diakhaté Makama, écrivain et philosophe dont la maison fait face à l’île du Diable. En 1936, Sédhiou connaît un développement économique fulgurant. Les échanges, et notamment l’agriculture connaissent un succès favorisant la ruée des communautés vers le Boudié. Cet essor économique instaure une velléité de certaines populations de commettre des attaques, des vols, voire une rébellion contre l’autorité coloniale. « Les blancs ont voulu faire de l’île du Diable une prison, d’autant plus que sa caractéristique physique fait qu’il est difficile de s’y évader. Ils avaient amené des bagnards pour désherber les lieux, mais à chaque fois, il trouvait le lendemain les arbres coupés la veille à leur position initiale. Des prisonniers mourraient. On dit que 26 prisonniers avaient perdu la vie », relate Ibrahima Diakhaté Makama. Cette situation d’après M. Diakhaté a contraint les blancs à abandonner le projet et à nommer le lieu, «île du Diable». D’autres, à l’instar de Malamine Diatta, expliquent que les blancs voulaient habiter sur cette île. Ils voulaient y construire des habitations de luxe, selon M. Diatta. « Mais lorsqu’ils nettoyaient le site, ils avaient éprouvé d’énormes difficultés à abattre un baobab. Ils passèrent toute une journée à couper cet arbre mais quand ils revenaient le lendemain, ils le retrouvaient debout. Ce fut ainsi à trois reprises. Cela a prouvé que cette île a un propriétaire. Il n’est pas un être humain, c’était un diable », conclut Malamine Diatta. Et ce lieu a été abandonné.
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L’île du Diable a aussi fait l’objet de prospection dans les années 1961-1962. Des sondeurs y étaient, selon Ibrahima Diakhaté. Mais, à cause d’une épidémie qui sévissait entre les villages de Sédhiou, Bakoum et Sandiniéri, les ingénieurs tombaient malades un à un, obligeant l’abandon du projet. D’ailleurs, sur l’île, il y a toujours des vestiges qui confirment une activité de sondage par le passé. Aujourd’hui, certains laissent croire que le «djinn» a quitté l’île. En 1981, un pêcheur a dit être témoin d’un grand vent qui n’était visible que sur l’île pendant presque une heure. « Peut-être que c’est ce jour-là que le maître des lieux, le diable est parti », se dit Ibrahima Diakhaté. Toujours est-il que dans l’imaginaire populaire, l’endroit demeure une habitation des djinns.
« Percer le mythe »
L’impact du changement climatique n’a pas épargné cette île jusque-là jamais aménagée. Le plus grand Baobab s’est effondré tout dernièrement. Mais, « le mythe qui a prévalu autour de cette île, résiste encore malgré la tentative de percer le mystère », estime Ibrahima Diakhaté qui a même créé une amicale dénommée «Les amis de l’île». Il s’y rend périodiquement. Les « amis de l’île » envisage de bâtir « la case du diable » à partir du matériel de récupération en guise de site d’accueil destiné aux visiteurs. Toutefois, ils peinent à y arriver. Ils avaient sollicité 4 lampadaires solaires pour éclairer ce lieu. Elles ont aussi proposé un projet de mobilité en mettant en place des pirogues pour assurer la rotation et booster le tourisme, jusque-là, il n’y a aucune réaction des autorités municipales de Karantaba comme de Sédhiou. Si cela n’a jamais été suivi, croit Ibrahima Diakhaté, c’est à cause du mythe. « J’ai vu des personnes âgées qui jurent que pour rien au monde, ils vont se rendre sur l’île à cause de ce mythe. Pourtant, récemment, un jeune américain, avec ses amis, a passé la nuit sur cette île. Il l’a fait plusieurs fois. Je ne sais pas ce qu’ils recherchent », confie-t-il. Malamine Diatta croit fermement que l’île du Diable peut être transformée en une habitation moderne, puisqu’il semble que les êtres mystérieux n’y sont plus. Il soutient que l’île est une opportunité pour booster l’économie locale, car elle peut devenir une cadre touristique qui pourra bénéficier aux populations à l’instar de Gorée, des îles du Saloum. Malheureusement, malgré cette opportunité touristique, la région de Sédhiou demeure l’une des plus pauvres au Sénégal.
Par Jonas Souloubany BASSENE (correspondant)