اِرحَلْ وَدَعْ أَرْضَ المَحَلَّةِ وَالْحِمَى
فَالرِّزْقُ فِي الأَقْطَارِ لَيْسَ بِمُقْسَمِ
« Pars et laisse derrière toi la terre de ton foyer et de tes attaches, Car la richesse n’est pas répartie entre les nations. »
Ces vers du poète égyptien Ahmad Shawqi résonnent encore aujourd’hui, illustrant la dure réalité des inégalités économiques qui poussent des milliers de travailleurs à quitter leur terre natale.
Bien que l’agriculture, pilier de l’économie sénégalaise, reste un secteur clé pour l’emploi et l’autosuffisance alimentaire, elle demeure confrontée à des défis majeurs malgré son potentiel inexploité, notamment le taux de chômage élevé des ouvriers et des techniciens agricoles. Il suffit de publier une offre de recrutement pour des ouvriers agricoles pour constater un nombre impressionnant de candidatures. Parmi eux, une majorité de techniciens agricoles diplômés, prêts à accepter n’importe quelle condition pour décrocher un emploi dans une ferme.
Face à cette réalité de chômage accru, les accords de migration saisonnière entre le Sénégal et des pays comme l’Espagne et probablement dans le futur l’Australie et le Canada, représentent une opportunité intéressante pour ces ouvriers et techniciens agricoles.
Cet accord signé entre le Sénégal et l’Espagne, offre une chance aux travailleurs agricoles sénégalais de trouver un emploi temporaire bien payé à l’étranger. Ce programme permettra non seulement de réduire le chômage dans le secteur agricole, mais aussi de donner aux travailleurs l’opportunité de découvrir ailleurs, d’acquérir de nouvelles compétences, et de gagner un revenu décent.
Cependant, ces accords ne peuvent en aucun cas être considérés comme étant une solution miracle. Ils doivent être gérés avec soin, notamment en ce qui concerne le choix des candidats méritants et le suivi post-retour.
Le choix des candidats : un défi crucial
L’un des plus grands défis pour l’État sénégalais réside dans le choix des candidats. Avec plus de 10 000 candidats pour environ 360 emplois, la sélection doit être rigoureuse. Il est essentiel de faire comme le Maroc, prioriser ceux qui ont déjà une expérience dans l’agriculture, comme les ouvriers agricoles, les femmes journalières travaillant dans les champs, ou les jeunes ayant des compétences en culture maraîchère. Ces personnes sont non seulement motivées, mais elles possèdent aussi la passion et les aptitudes nécessaires pour réussir dans ce type de travail.
Malheureusement, parmi les candidats, il y aura toujours ceux qui voient cette opportunité comme un simple moyen de quitter le Sénégal, peu importe la voie. Pour eux, l’objectif n’est pas de travailler dans les champs espagnols, mais de disparaître dans les radars une fois sur place. Si l’État ne met pas en place des critères de sélection stricts, ces programmes risquent de créer davantage de clandestins dans les rues espagnoles, ce qui serait une catastrophe pour la crédibilité du Sénégal et pour les travailleurs eux-mêmes.
Le suivi et l’encadrement : avant, pendant et après
Pour que ces programmes soient une réussite totale, l’État doit assurer un suivi rigoureux des travailleurs, non seulement pendant leur séjour à l’étranger, mais aussi après leur retour. Un inspecteur du travail détaché à l’ambassade d’Espagne pourrait jouer un rôle clé dans ce processus, en veillant au respect des conditions de travail et en offrant un soutien aux employés en cas de besoin.
Plus largement, un inspecteur dédié aux Sénégalais de la diaspora devrait être mis en place pour accompagner tous les travailleurs sénégalais, notamment ceux exploités dans les pays du Golfe, Europe , Amérique ou ailleurs. Ces Sénégalais, souvent maltraités, travaillent parfois dans des conditions précaires ou sans percevoir leur salaire pendant des mois, Leurs conditions de travail exigent un accompagnement continu.
Repenser l’immigration : et après le retour ?
Loin de se limiter à une simple expérience de travail à l’étranger, la migration saisonnière doit être envisagée comme un levier de développement local. Trop souvent, les travailleurs migrants reviennent sans réel accompagnement, ce qui les laisse livrés à eux-mêmes, sans perspective d’insertion économique durable. Pourtant, avec un bon encadrement, ces ouvriers agricoles pourraient transformer leur retour en une véritable opportunité.
Prenons l’exemple d’un travailleur revenant après plusieurs saisons en Espagne. Avec les économies accumulées, il pourrait acquérir une parcelle de terre et lancer sa propre exploitation. Plutôt que de chercher un nouvel emploi, il deviendrait créateur d’emplois, contribuant ainsi à l’autosuffisance alimentaire du pays. Mais pour que cela fonctionne, l’État doit jouer son rôle en mettant en place des mesures d’accompagnement : formations, financements adaptés, incitations fiscales pour les investissements agricoles…
L’immigration, qu’elle soit légale ou clandestine, est un moteur économique pour de nombreuses familles sénégalaises. Toutefois, au lieu de la percevoir uniquement comme un moyen de subsistance temporaire, il est temps de l’intégrer dans une vision plus large de développement national. Encourager le retour des migrants qualifiés et leur offrir des opportunités d’investissement permettrait de convertir un simple emploi saisonnier en une dynamique de transformation économique durable.
Les programmes de migration agricole ne doivent donc pas être de simples passerelles vers l’étranger, mais plutôt des tremplins vers l’entrepreneuriat local. Le défi repose sur une sélection rigoureuse des candidats et l’encadrement post-retour, deux étapes cruciales qui détermineront leur succès ou leur échec.
Si ces programmes sont bien gérés, ils pourraient non seulement réduire le taux de chômage, mais aussi créer une nouvelle génération d’entrepreneurs agricoles capables de contribuer à l’autosuffisance alimentaire. À l’inverse, ces initiatives risquent d’alimenter l’immigration clandestine et d’aggraver les problèmes socio-économiques.
En conclusion, l’immigration saisonnière n’est ni une solution miracle ni une malédiction. C’est un outil. Comme tout outil, son efficacité dépend de ceux qui l’utilisent. Entre les mains de l’État et des travailleurs déterminés, elle peut écrire un nouveau chapitre pour l’agriculture sénégalaise. À condition de ne pas oublier que « partir, c’est aussi revenir »
Bachir Cissé
– Chargé de recouvrement fiscal dans l’administration fédérale du Canada.
– Entrepreneur Agricole au Sénégal.