Note introductive
C’est en découvrant les images hyperréalistes générées par Gemini AI, ces portraits fictifs si proches du réel, ces scènes de vie jamais vécues pourtant émouvantes que nous est venue une fulgurance : le lien entre cette prouesse technologique et une promesse divine.
Dans le Coran, il est dit qu’au Paradis, Dieu réalisera instantanément tout ce que l’âme désire, sans effort ni délai (« Là-bas, ils auront tout ce qu’ils voudront, et davantage encore », Coran 50:35). Or, aujourd’hui, un simple prompt textuel permet à l’humain de générer une image correspondant à son imagination. Quelle est la signification spirituelle de cette capacité technique ? Fort heureusement que la Promesse Divine s’adresse aux âmes, aux âmes élues.
Ce texte est né de cette tension intérieure ; si la machine peut accomplir un semblant de miracle, quel sens donner à notre désir, à notre foi, à notre attente ? Que veut nous dire cette technologie, à cette époque précise de l’histoire humaine ? Et comment ne pas choisir l’illusion flatteuse au détriment de l’appel au dépassement intérieur ?
À l’aube de cette ère où l’intelligence artificielle générative notamment Gemini AI, DALL-E et Midjourney démocratise la production d’images synthétiques, nous assistons à une transformation inédite du rapport entre le visible, le désir et la vérité. Ce n’est plus seulement la perception qui est altérée, mais l’aspiration même de l’âme à se représenter autrement. L’image générée devient un territoire instable entre beauté, projection et fiction. Deux modalités paradoxales en émergent : l’une vertueuse, où l’individu est incité à se dépasser pour ressembler à une version idéalisée de lui-même ; l’autre pernicieuse, où l’individu se dissout dans un océan de rêves, satisfait d’un simulacre qu’il ne cherche peut-être jamais à incarner. C’est ce glissement volontaire et lucide dans l’illusion que nous nommons imposture consciente.
L’image générée : moteur de dépassement ou piège d’illusion
L’image produite par l’IA n’est pas un simple reflet numérique. Elle est un simulacre au sens platonicien c’est-à-dire une apparence qui se substitue au modèle, voire en usurpe la place. Dans La République, Platon met en garde contre les « phantasma », ces images trompeuses qui se contentent de flatter les sens et dévient l’âme de la vérité. Le simulacre, en prétendant à la vérité sans relation authentique au réel, devient dangereux. Il inverse l’ordre ontologique car au lieu que l’image accompagne le réel, elle le remplace.
Jean Baudrillard, dans Simulacres et Simulation (1981), met en exergue ce diagnostic. Selon lui, dans la modernité, « La carte précède le territoire ». Aujourd’hui, le modèle numérique supplante le vécu, le code remplace la chair. L’IA générative, dans cette logique, ne reflète pas le réel mais le précède, le modélise, l’anticipe, voire le remplace. Le philosophe Andrea Osti interroge dans « Le simulacre, la modernité et la simulation » (2022) cette dimension nouvelle de l’image digitale, qui dépasse la simple copie pour devenir un monde autonome. Quid de l’autonomie illusoire dans un enfermement réel ?
Face à cette illusion, le sujet peut adopter deux postures. Soit il choisit de se mettre en mouvement vers cette image, de l’utiliser comme moteur, inspiration, projection. Ce que nous appelons image-exigence, une fiction qui appelle à un devenir, un effort, une progression. L’image agit alors comme une projection incitative car le regard vers l’illusion suscite l’effort vers le réel. Elle joue un rôle d’ « image-exigence » plutôt que d’illusion paralysante. Soit il s’enferme dans la contemplation, se convainc d’être déjà ce que l’image montre, sans jamais rien changer. L’image devient alors un masque ontologique, et le sujet glisse dans ce que nous nommons un océan de rêves, un espace intérieur saturé de promesses vaines, sans ancrage dans le réel.
Le désir réflexe et la dépossession de soi
Ce phénomène est d’autant plus profond qu’il touche au ressort même de notre humanité : le désir. Jacques Lacan, dans son Séminaire VII (L’éthique de la psychanalyse), montre que le désir humain ne vise jamais un objet donné, mais désire toujours à travers le regard de l’Autre : “Le désir est le désir de l’Autre.” L’image IA devient ici cet Autre numérique, ce miroir lisse dans lequel je me cherche sans jamais me trouver. Elle propose un moi alternatif, séduisant, mais ontologiquement vide. Elle ressemble à une infrastructure psychique productrice d’un vide esthétique.
René Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), explique quant à lui que notre désir est mimétique. Nous désirons, en effet, ce que les autres désirent, ce que nous voyons comme désirable. L’IA, en modélisant ce qui est socialement, esthétiquement ou culturellement désirable, fabrique donc nos désirs. Elle déplace la source du vouloir de l’intérieur vers un modèle extérieur automatisé, préconçu, et souvent inatteignable. Le désir devient réflexe, calibré sur une norme algorithmiquement construite, et l’individu perd sa souveraineté intérieure tout en consentant.
Søren Kierkegaard, dans La maladie à la mort (1849), va plus loin encore, il définit le désespoir comme la volonté d’être soi sans Dieu. L’image IA permet précisément cela, à notre humble sens, une reconfiguration de soi sans transcendance, sans limite, sans incarnation réelle. Elle donne à voir une totalité sans effort, une perfection sans parcours, une beauté sans tragédie.
Le monde comme mirage : résonances coraniques et eschatologiques
Cette logique d’illusion trouve un écho saisissant dans la tradition spirituelle islamique. Le Coran désigne la vie d’ici-bas comme « mâʿ al-ghurûr », une eau trompeuse, un ornement séduisant mais éphémère. Il est dit dans la sourate Al-Hadid :
« Sachez que la vie présente n’est qu’un jeu, un divertissement, une vaine parure, une course à la supériorité entre vous, et une rivalité dans l’accumulation de richesses… Elle est semblable à une pluie qui émerveille, puis elle se fane… »
(Coran, 57:20)
Cette métaphore du mirage s’applique avec justesse aux images générées ; elles sont brillantes, fascinantes mais évanescentes. Nous parlons ici d’effet mirage, une illusion visuelle qui donne un avant-goût d’une vie meilleure, sans exiger l’effort nécessaire pour y parvenir.
Mais la tradition coranique ne s’arrête pas à cette dénonciation. Elle invite à une lecture eschatologique du monde moderne. Le Prophète Muhammad PSL évoque, à travers les signes de la fin des temps (Ashrât As-Sâʿa), l’émergence d’un monde où le faux semblera vrai, où l’illusion sera institutionnalisée, où le Dajjâl (l’Antéchrist) séduira non par la vérité, mais par la maîtrise du visible, du spectaculaire et du factice.
L’IA générative, dans sa capacité à créer des univers fictifs, participe à cette logique. Elle devient ce que nous nommons le simulacre eschatologique ; une production visuelle si crédible qu’elle prépare les esprits à accepter le mensonge comme vérité, à préférer la fiction fluide au réel rugueux.
De la technomessie à une éthique du regard
Ce basculement prépare une autre mutation que nous appelons technomessie. L’homme contemporain attend de l’IA ce qu’il attendait jadis de Dieu : qu’elle lui dise qui il est, où aller, à quoi ressembler. Le prompt remplace la prière, le résultat devient révélation. Ce transfert n’est pas seulement fonctionnel. Il est spirituel. L’homme ne veut plus croire, il veut générer. Il ne veut plus espérer, il veut voir.
La générativité devient sacrement, l’interface devient oracle, le prompt devient prière. On ne dit plus : « Seigneur, change ma vie. », mais : « Gemini, montre-moi une autre vie. »
Ce transfert est dramatique. Il ne supprime pas la spiritualité, il la détourne tout simplement. Ce n’est pas la disparition de Dieu, c’est l’industrialisation du miracle. Une image générée peut donner un sentiment d’élévation sans passage par la verticalité divine. Elle donne du sens sans transcendance, de la paix sans responsabilité et une promesse sans exigence.
Mais le Coran est sans ambiguïté :
« Et certes, la promesse de Dieu est vérité. Que la vie d’ici-bas ne vous trompe donc pas, et que le trompeur ne vous trompe pas au sujet de Dieu. » Sourate Luqmân (31:33)
Ce rappel n’est pas métaphysique seulement. Il est politique, psychologique, spirituel. Il nous rappelle que seul Dieu est garant de la vérité. Toute autre promesse, fut-elle radieuse, n’est que mirage si elle n’est pas arrimée au réel. Or, l’image IA ne fait aucune promesse qu’elle puisse tenir. Elle est projection et non chemin.
Il devient donc urgent de proposer une éthique du regard. À cet effet, nous faisons allusion à une spiritualité adaptée à l’ère du visuel automatisé. Cette éthique peut reposer sur trois principes :
• Discernement ontologique : toute image doit être interrogée quant à sa nature. Est-elle signe ? Ou masque ?
• Déplacement actif : toute projection imaginaire doit être suivie d’un pas vers le réel. Sinon, elle n’est qu’une fuite ontologique.
• Réversibilité spirituelle : toute beauté doit renvoyer au Créateur, sinon elle devient idole.
La technologie ne doit jamais se substituer à la foi. Elle peut être un outil efficace, mais jamais une promesse car elle est vouée à la désuétude et à l’obsolescence, elle se réinvente sempiternellement. Elle peut suggérer, mais jamais guider. En réalité, la vérité ne se génère pas. Elle se cherche, se découvre, elle se vit et elle se mérite.
Que choisir entre fantasme et promesse ?
L’imposture consciente n’est pas un accident. Elle est le fruit d’une époque absconse qui a perdu le sens de la transcendance, et qui tente de combler le vide par des images. Mais ces images, aussi fascinantes soient-elles, ne guérissent pas le cœur. Elles ne font que le distraire.
Gemini AI ne ment pas, il reflète ce que nous voulons voir. Mais si ce désir n’est pas éclairé, il devient vertige. Dans une époque où l’on peut tout simuler, la vérité ne peut être que vécue. Et dans un monde où les promesses se génèrent à la demande, la Promesse divine demeure la seule qui vaille d’être crue et attendue par les croyants.
Conclusion
Ce glissement de notre monde contemporain via la technologie est dans son ambivalence utile et nocif ; c’est pour cela que nous ne pouvons pas le qualifier de progrès. Il appelle une réponse. Nous ne défendons pas une technophobie, mais plutôt une éthique du simulacre. Il faut apprendre à regarder l’image IA non comme une vérité, mais comme un signe ayant rapport au réel. Et comme tout signe, elle peut guider ou tromper. Cela suppose une discipline spirituelle du regard qui consiste à ne pas sacraliser l’image, ne pas l’habiter sans effort, ne pas lui accorder ce qui revient à l’être. Il faut refuser que la beauté devienne une idole, et que le numérique devienne un refuge contre la condition humaine. Dans un monde où l’image est toujours disponible, la foi devient rare. Et dans un monde où tout est visible, le plus grand acte consiste peut-être à préserver l’invisible. Quant à l’intelligence artificielle, il nous faut une intelligence spirituelle pour la vivre voire même l’affronter car elle draine une réelle économie de l’émotion passant par la capitalisation des affects.
Par Sokhna Fatou Kiné DIENE,
Étudiante Chercheuse en Politique Comparée à Sciences Po Paris