L’ère des paris sportifs en ligne n’a rien d’une parenthèse passagère. Elle traduit une lame de fond qui a profondément transformé les habitudes de nombreux jeunes, désœuvrés ou non, souvent en quête de gains rapides et sans effort. Certains y trouvent une raison d’être ; beaucoup y perdent leur liberté.
À Guédiawaye, une commune populaire de la banlieue dakaroise, le quotidien de nombreux jeunes est rythmé par les « MS » – pour Mini Shop –, ces salles exiguës de moins de 15 m² où s’alignent écrans et guichets, épicentres d’un nouveau mode de vie centré sur le pari sportif. Appelé aussi « naar bi », ces endroits peuvent être plus spacieux pour devenir des « Game Centers ». Ainsi, ils accueillent un public plus large, mais la logique reste la même : celle de l’espoir, souvent déçu, d’un ticket gagnant.
« Personne ne t’a forcé »
Fatima, vendeuse dans un Mini Shop de Wakhinane, est vêtue d’un T-shirt vert floqué du logo d’un célèbre opérateur de paris. Souriante mais directe, elle coupe court à la plainte d’un joueur frustré : « Vous êtes “Dernier Sénégalais”, pas Premier ! ». « Personne ne t’a obligé à franchir la porte. T’es majeur et vacciné », rétorque-t-elle. À côté, un jeune homme à peine sorti de l’adolescence fixe un écran où des chiens virtuels courent. Concentré, il parie sur cette course numérique comme on miserait sur un Derby de Manchester. La ligne d’arrivée se rapproche, la tension monte… et le ticket tombe : perdant. Nouveau pari, nouvelle attente.
Assis par terre, Modou Awa, 36 ans, semble plus abattu que jamais. « Je suis né en 1989, même si mes papiers disent 1991. Mon corps fait plus jeune que mon âge », précise-t-il d’un ton résigné. Il joue depuis 2015. Son addiction est avouée. « J’ai déjà perdu des millions. Il y a cinq jours, 37 000 francs. La semaine d’avant, 55 000. Je perds plus que je ne gagne. Mon plus gros gain ici ? 177 000 francs, la veille d’un Magal. »
Six mois de sevrage, une rechute devant le MS
Modou Awa a tenté d’arrêter. Il a tenu six mois. « Mais un jour de déprime, je suis repassé devant ce Mini Shop. Et j’ai rechuté. » Autour de lui, d’autres visages familiers. La communauté des joueurs se forme dans la douleur partagée. Parfois, un gagnant offre 2 000 francs à ses camarades de galère. Un geste fraternel dans une économie de la perte. Abdou (nom d’emprunt), un ancien étudiant, a abandonné les études à cause de cette spirale. « Je ne voyais plus le temps passer. J’ai fini par rater mes examens. Aujourd’hui, je suis là, tous les jours. »
Une salle, mille visages
Le Mini Shop de Wakhinane-Nimzatt affiche trois panneaux interdisant l’entrée aux moins de 18 ans. Mais selon les témoins, il n’est pas rare de voir des adolescents franchir la porte.
Et les femmes ? Invisibles parmi les joueurs, elles sont pourtant présentes, parfois indirectement. « Une seule femme vient ici jouer régulièrement », témoigne Fatima. « Sinon, des jeunes viennent valider les paris faits par leurs mères », ajoute Modou Awa.
L’Université comme terrain de jeu
À l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, loin de la frénésie des salles physiques, les étudiants s’adonnent aux jeux de hasard via leurs smartphones. Un panel de cinq jeunes interrogés par l’association Éco Citoyen admet une pratique intensive. Pape Bâ, Master 1 de géographie : « 2 à 4 fois par jour ». Oumar Sy, Licence 3 en gestion : « 4 à 5 fois par jour ». Assane Doumbia, Master 2 d’économie : « Jusqu’à 10 fois ». Abdoulaye Fofana, étudiant à l’ISM : « Ma plus grosse désillusion ? 35 000 francs perdus en une journée »
Tous misent depuis leurs téléphones. Dans un pays où plus de 10 millions de personnes sont connectées à Internet, à 88 % via mobile (Artp, 2018), l’accessibilité renforce l’addiction. Les mises proviennent souvent de l’argent destiné à la restauration ou aux fournitures scolaires. L’euphorie d’un gain exceptionnel entretient l’illusion : « Une fois, j’ai gagné 1 050 000 francs en quatre jours », confie Fofana. « Depuis, je n’arrive plus à garder de l’argent avec moi », déplore Sy.
Bourama, la rédemption par la craie
Entre 2017 et 2019, Bourama, brillant étudiant en histoire, sombre dans l’addiction après avoir échoué à s’inscrire en master. « Je venais jouer dès le réveil. J’ai perdu des dizaines de milliers de francs. » Il rate les concours de la police et de l’ENA. Le Mini Shop devient son quotidien. Jusqu’au jour où un oncle lui propose de donner des cours dans une école privée. « Désormais, j’ai hâte d’être à lundi pour retrouver mes élèves. » Sorti du cercle infernal, Bourama a retrouvé un sens à sa vie : transmettre.
Quand le jeu devient pathologie
Pr Idrissa Ba, psychiatre et coordinateur du Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar (Cepiad), explique : « L’addiction, c’est la perte de contrôle. Le plaisir devient obligation. Pour les jeux, la souffrance psychique est identique à celle liée à la drogue. »
Les chiffres sont alarmants :
• 95 % des parieurs de la Lonase sont considérés comme à risque
• 50 % sont dans une situation de jeu excessif
Le Cepiad est le seul centre spécialisé au Sénégal.
« Le traitement peut durer quelques semaines à plusieurs mois. L’essentiel, c’est de détecter tôt. »
Le droit dépassé par la technologie ?
Emmanuel Diokh, juriste spécialiste des TIC, alerte : « Les jeux en ligne ont fait sauter le verrou de l’âge. Avec un téléphone, n’importe qui peut parier. »
Le monopole de la Lonase, inscrit dans la loi depuis 1987, est menacé par la multiplication des plateformes (Premier Bet, SunuBet, 1XBet). Et les données personnelles des joueurs ? Souvent hébergées à l’étranger. « Le contenu publicitaire ne doit pas s’adresser directement aux mineurs. Mais qui contrôle les pop-ups ou les applications ? » Il appelle à un élargissement du cadre légal et à une responsabilisation des opérateurs.
Par Moussa DIOP