L’essor de la vie nocturne à Dakar révèle une mutation des pratiques sociales. Aux Almadies comme à Mermoz, la frontière entre divertissement et prostitution s’efface peu à peu, reflet d’une réalité urbaine en pleine transformation.
À Mermoz et aux Almadies, le décor change. Les boîtes de nuit comme les Duplex, ou certains lounges bars branchés accueillent une clientèle aisée. Les jeunes femmes, habillées en robes moulantes et talons vertigineux, se mêlent aux danseurs. La prostitution y est subtile, presque intégrée dans l’ambiance festive. « On ne dit pas qu’on travaille, on dit qu’on sort », explique K. F, 27 ans. Ici, le sexe tarifé se cache derrière une coupe de champagne. Les prix s’élèvent, le standing aussi. Une nuit peut coûter l’équivalent d’un salaire mensuel d’ouvrier.
Les bars populaires du Plateau et de Ouest-Foire fonctionnent différemment. Les clients paient la boisson, discutent et l’arrangement se conclut à voix basse. Dans certains cas, les gérants prélèvent leur part, transformant leurs établissements en vitrines tolérées. Certaines étudiantes aussi y trouvent une clientèle de nantis. « On me paie parfois 100.000 FCfa pour une soirée, plus que ce que mon père ne gagne en un mois », confie M.T, 24 ans, étudiante en Droit dans une université publique. Les appartements meublés sont aussi devenus le théâtre discret de ce commerce. Réservés à la journée, payés en liquide, ils garantissent la « discrétion ».
À la rue Saint-Michel du centre-ville de Dakar, sous les lampadaires fatigués à l’heure où la ville s’assoupit, une femme se tient adossée contre un mur écaillé. W. B a 48 ans, le visage marqué par les nuits passées à attendre. Dans ses yeux brille encore une lueur dure, entre lassitude et défi. Entre ses doigts tremblants, une cigarette se consume lentement, jetant des éclats orangés sur son maquillage un peu défait. Sa robe, moulante mais usée, laisse deviner une silhouette qui fut autrefois plus ferme, et qu’elle tente encore de rendre désirable. Elle guette les voitures qui ralentissent, se redresse d’un geste spontané, et une bouffée de fumée s’évade de ses lèvres, comme une ponctuation de son silence.
Divorce Minuit bat son plein, et elle continue de tenir sa place, figure immobile d’un trottoir où les histoires s’échangent à bas prix. À peine s’approche-ton qu’elle propose un prix (5.000 FCfa, « simple », 10.000 FCfa « complet ») et un local. Pas de détour, ni de longues conversations. Mère de plusieurs enfants, elle confie qu’elle a commencé à se prostituer il y a plus de vingt ans, après son divorce et face à des difficultés financières insurmontables. « Je n’avais pas le choix », dit-elle, la voix tremblante. Mais au fil du récit, ses regrets se dessinent. Elle parle de ce qu’elle aurait voulu être, des rêves brisés, des moments de sa vie qu’elle aurait aimé vivre autrement.
Ses journées restent un enchaînement infernal entre marcher le long des trottoirs, chercher des clients, entrer dans les tentes de fortune et accomplir les gestes répétés. Chaque fois qu’elle sort, affirme-t-elle, elle ressent un mélange de soulagement et de honte. Elle parle des regards des passants, de la méfiance des voisins, mais surtout de la solitude qui la ronge, même lorsqu’elle envoie de l’argent à ses enfants. « Je regrette certaines choses », indique-t-elle, le regard loin. Ses mots révèlent une tristesse profonde, celle de quelqu’un qui survit chaque jour tout en rêvant d’une vie plus digne. Puis, après un long silence, elle ajoute, presque comme une confidence : « Si vous me payez, je vous dirai tout ce qui se passe dans ce milieu… tout ce que vous ne voyez pas ».
Cependant, il est aussi à noter qu’elles sont disséminées partout dans Dakar et opèrent selon des méthodes qui leur sied, en fonction du client et du type de services. Celle-là a trente ans. Son visage fin porte déjà les traces d’années passées dans la rue, petites rides autour des yeux, lèvres légèrement fendillées, teint hâlé par le soleil et la poussière. Ses yeux sont grands, attentifs, calculateurs et toujours à l’affût. Elle raconte qu’au début, elle demandait 5.000 FCfa, mais aujourd’hui elle se contente de 3.000 FCfa que nous lui remettons.
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Vendeurs ambulants Chacha (nom qu’elle nous a donné) nous entraîne dans les ruelles étroites de Ouakam. Le quartier populaire bruisse d’une activité incessante entre les enfants qui courent et crient, les vendeurs ambulants qui appellent, les klaxons de motos et de voitures qui résonnent entre les murs serrés. Les maisons sont serrées, souvent construites à la hâte, avec des façades écaillées, et des cours où s’entassent des seaux, des caisses et des débris. Au détour d’une ruelle, elle pousse la porte d’une sorte de cagibi. La chambre est minuscule, à peine assez large pour un matelas étroit à même le sol et quelques planches servant de table.
Les murs sont fissurés, couverts de taches d’humidité, et le plafond penche dangereusement. Des morceaux de tissu usés font office de rideaux, à moitié déchirés, laissant passer la lumière crue qui éclaire le désordre à l’intérieur. L’air est lourd, saturé d’odeurs de poussière et de bois ancien, et le sol est jonché de débris et de détritus. Elle explique qu’elle loue ce lieu pour ses clients et qu’elle paie le bailleur selon ses entrées, adaptant ses paiements aux gains du jour. À peine entrée, elle s’empresse de dire : « fii da ngay dégg jàmm » (Ndlr : Ici, c’est la sécurité ».
Elle se déplace avec assurance, connaissant chaque centimètre de ce petit espace. Ses gestes sont rapides et précis. Elle ajuste le tissu froissé sur le matelas, balaie légèrement un coin poussiéreux, et referme un rideau déchiré. Nous restons debout, mal à l’aise, pressentant la précarité de l’endroit. Prétextant que le lieu ne nous convient pas, nous faisons demi-tour. Son sourire se fige un instant. Ses yeux reflètent à la fois la résignation et une lassitude profonde, comme si elle avait déjà appris à accepter que beaucoup viennent et repartent, laissant derrière eux leurs promesses et leurs billets. Nous sortons dans la ruelle, le vacarme du quartier reprend ses droits. Derrière nous, son cagibi continue de vivre sa routine fragile, au cœur vibrant et précaire de Ouakam.
A. KÉBÉ