Moussa Gningue était le préparateur mystique de l’écurie Fass. Il a accompagné les lutteurs Mbaye Guèye, Tapha Guèye et Gris Bordeaux. Lorsqu’il était en activité, sa présence aux côtés de ses poulains installait la peur chez leurs adversaires. Son vécu dans ce domaine est un océan d’expériences. Surnommé le « Sorcier de Fass », il maîtrise les pratiques mystiques de la lutte. Dans cet entretien, il dit tout sur notre sport traditionnel.
Pouvez-vous nous édifier sur l’importance du mystique dans la lutte ?
Le mystique est un aspect important dans la lutte. C’est dans le milieu de la lutte qu’on sent le plus son efficacité. Mais le lutteur doit apprendre à lutter, à être physiquement au top. Le mystique constitue la troisième force d’un lutteur.
Cela ne veut pas dire qu’il est à sous-estimer. Nous l’avons hérité de nos aïeuls qui y croyaient fortement. J’ai une fois entendu Yékini (ancien roi des arènes : ndlr) confirmer l’importance du mystique dans ce sport. Il disait, à ce sujet, qu’un athlète ne peut pas être techniquement doué, sans faire des pratiques mystiques. Il s’est fondé sur son vécu.
En tant qu’ancien préparateur mystique de Mbaye Guèye, le premier Tigre de Fass, pouvez-vous nous parler de son degré de croyance aux pratiques mystiques ?
Mbaye Guèye pesait entre 75 et 80 kg. Il s’entraînait dur, mais cela ne l’empêchait pas de faire des pratiques mystiques. Il se rendait à Banjul (Gambie), en Casamance, au Mali et dans d’autres pays de la sous-région pour ses protections. Le premier Tigre de Fass était très talentueux et teigneux, mais il ne négligeait pas l’aspect mystique. Il était convaincu que cela faisait partie de son sport.
Utilisait-il une grande partie de son cachet dans les pratiques mystiques ?
À cette époque, les cachets des lutteurs n’étaient pas importants. Mbaye Guèye percevait des montants variant entre 150 000 et 300 000 FCfa. Le cachet des athlètes des combats préliminaires était dérisoire. Ils encaissaient généralement entre 10 000 et 15 000 FCfa. Mbaye Guèye avait des supporters qui géraient les frais liés aux protections mystiques. De très grands cadres du gouvernement prenaient en charge ses préparations mystiques. Parmi eux, je peux citer Lamine Diack, l’ancien ministre Assane Seck, entre autres, qui mettaient la main à la poche pour prendre en charge ses charges liées au mystique. Le cachet que le champion de Fass empochait ne pouvait pas lui suffire pour gérer la totalité de ses frais mystiques. Il ne déboursait pas plus de 25 000 FCfa dans ce domaine.
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Peut-on savoir si les anciens lutteurs misaient plus sur le mystique ?
Il y avait un poisson dont on disait qu’il produisait des effets électriques au toucher. À l’époque, les marabouts mandingues l’utilisaient dans leurs pratiques mystiques. Ils utilisaient la peau de ce poisson pour en faire jusqu’à cinq gris-gris que des lutteurs introduisaient dans leur « nguimb ». Ce qui faisait qu’à chaque fois que leurs adversaires touchaient leur « nguimb », ils sentaient du courant électrique. J’utilisais cet arsenal avec Mbaye Guèye. Lors de son combat contre Sa Ndiambour, Mbaye Guèye faisait quelques séances d’entraînement en boxe dans la main courante. Un photographe s’était approché de lui au moment où il lançait des coups dans le vide. Le vent que le premier Tigre produisait au moment de lancer des coups avait emporté ce photographe qui s’était évanoui. Lors de son combat contre Boy Bambara, un marabout nous avait donné des substances à bouillir. Il avait dit à Mbaye Guèye que s’il les faisait chauffer avant 16 heures, le combat ne se tiendrait pas. Nous n’avions pas suivi ses conseils et avions bouilli lesdites matières vers 12 heures. Avant 14 heures, l’information selon laquelle Boy Bambara n’allait pas combattre était tombée. Du jamais vu !
Un marabout avait-il, une fois annoncé, la défaite de Mbaye Guèye alors que le contraire se produisit ?
Nous avons connu cela. C’était lors de l’opposition entre Mbaye Guèye et Samba Diaw du Walo. Nous avions fait le tour de nos marabouts qui nous avaient dit que Mbaye Guèye n’allait pas tirer son épingle du jeu. Nous étions allés chez un de nos marabouts du nom de Ousmane Dabo, qui habitait à Kombo, en Gambie. Ce saint homme nous avait recommandé une seule chose : que Mbaye Guèye puisse combattre en moins de trois minutes. Selon lui, si le combat dépassait ce temps, Mbaye Guèye allait mordre la poussière. Il nous avait conseillé de sacrifier un mouton blanc qui n’a pas de corne. Une fois au stade, le premier Tigre m’avait confié que tout son corps était paralysé. Je lui avais rappelé ce que le marabout Ousmane Dabo nous avait recommandé de faire, c’est-à-dire de lutter en moins de trois minutes. Mon lutteur s’en était automatiquement rappelé et m’avait rassuré. Avant le coup d’envoi, nous avions fait les préparatifs mystiques nécessaires. Une fois que tout avait été fait, Mbaye Guèye avait dit à son entourage de ranger les bouteilles de potion dans les sacs et de se préparer à rentrer. Quand l’arbitre a donné le coup d’envoi, après quelques secondes de balancement des mains, Mbaye Guèye avait envoyé Samba Diaw au sol. Ce fut une victoire éclair et surprenante.
Certains lutteurs, à l’image de Manga 2, ont l’habitude de dire que le mystique ne vient pas au stade. Le confirmez-vous ?
Une partie vient au stade, mais le plus gros du mystique reste à la maison. Il y a des gens qui restent à la maison pour certaines pratiques mystiques. Au moment du combat, beaucoup de choses se passent à la maison.
Entre une corne et une tête de chameau, qu’est-ce qui est le plus dangereux ?
Les pratiques mystiques ne sont pas les mêmes chez les marabouts et les féticheurs. Chez les Mandingues, par exemple, il y a un type de corne qu’ils fabriquaient avec des machins d’une chèvre de sexe masculin. S’ils font tout ce qu’ils doivent faire au plan mystique, le lutteur devra la pointer sur son adversaire trois fois de suite avant de la jeter derrière lui. Le marabout Mandingue fabriquait ce type de corne sept fois et son lutteur l’utilisait autant de fois. À chaque fois, il y avait quelqu’un qui se plaçait derrière le lutteur pour les ramasser. Après le ramassage de ces cornes, on les enfonce légèrement dans le sable. Lors du combat de Mbaye Guèye contre Alioune Fall de Walo, nous avions ce type de mystique. Il fallait qu’on essaie le travail sur un arbre. Lorsque nous avons fait l’essayage, toutes les feuilles de l’arbre étaient tombées miraculeusement. Je pense que nos marabouts actuels ne peuvent pas faire ce type de mysticisme. Je me rends compte que beaucoup de marabouts ne maîtrisent plus les pratiques ancestrales.
A quoi servent une tête de chameau et une tête d’âne ?
On fait un travail mystique avec une tête d’âne pour l’enterrer chez soi dans le but de se protéger. Pour la tête de chameau, certains lutteurs utilisent sa dent pour l’introduire dans leur « nguimb ». Un chameau est un animal très costaud. Si on fait le travail mystique avec une tête de chameau, c’est pour être physiquement solide comme lui et devenir difficile à battre.
Pourquoi des lutteurs utilisent-ils des animaux comme les pigeons ?
Les marabouts les recommandent comme offrande. Je prends l’exemple d’un oiseau. On demande d’aller dans l’enceinte d’un stade pour le laisser s’envoler. S’il se dirige vers le haut, la notoriété du lutteur grimpera. Si tu le libères dans l’air et qu’il ne s’envole pas, cela signifie que le lutteur sera moins célèbre.
Comment un « djinn » peut-il intervenir dans la préparation d’un lutteur ?
Il y a des marabouts qui travaillent avec des « djinns ». Cet être mystérieux peut lui dire, par exemple, qu’il sera avec lui au stade et qu’il se transformera en un gris-gris de couleur rouge. Lors de son premier combat contre Manga 2, nous avions un « djinn » qui avait travaillé pour notre champion Mor Nguer qui en était sorti victorieux.
Entre les marabouts de la Casamance, du Sine, du Saloum, du Fouta, du Cayor, qui sont les plus redoutables ?
Les marabouts mandingues, peulh du Fouta et Diakhankés sont les meilleurs dans les pratiques mystiques. Ils font leur mystique avec les versets tirés du Coran. Ils les utilisent pour faire leur travail. Ils peuvent, par exemple, faire un « wird » (litanie) pendant plusieurs mois pour que leurs prières soient excusées. Les Diolas et les Sérères viennent après. Les Sérères voient les choses en rêve. Ils voient venir une situation ou l’issue d’un combat. C’est pour cela que tout ce qu’un Sérère voit en rêve est considéré comme une réalité.
Que pouvez-vous nous raconter du comportement mystique de Tapha Guèye durant sa carrière ?
Quand Mbaye Guèye a mis un terme à sa carrière, j’étais chargé de couver mystiquement son jeune frère Moustapha Guèye. Ce dernier se focalisait sur ses entraînements. Au plan mystique, c’est moi qui lui dictais la conduite à tenir. Moustapha Guèye était aussi soutenu par des personnalités de l’État qui déboursaient de l’argent pour le volet mystique. Cela ne l’empêchait pas de mettre la main à la poche pour participer. L’ancien président de l’écurie Fass, Momar Ndiaye l’aidait dans ce domaine.
Quelle différence y a-t-il entre le mystique d’hier et celui d’aujourd’hui ?
Dans le passé, les marabouts étaient plus efficaces et très discrets. Ils étaient plus que des marabouts et avaient peur de Dieu. Ils n’acceptaient jamais de faire certaines pratiques. Ils pouvaient prédire des choses qu’un simple individu ne pourrait pas. Ils étaient différents de ceux de nos jours. Si un marabout entrait en retraite spirituelle pendant des mois, toutes ses prières se réalisaient. Ils étaient d’une efficacité peu commune. Peu de marabouts d’aujourd’hui ont peur de Dieu. Certains parmi eux utilisent des versets du Coran sans connaître leurs significations.
Qu’est-ce qui peut détruire un gris-gris ou une potion ?
Il y a des types de gris-gris qui deviennent inefficaces dès que la personne qui les utilise s’introduit dans un cimetière. Il y a des lutteurs qui versent une poudre mystérieuse lors d’un combat. Si l’adversaire traverse le lieu où elle est versée, toutes ses potions et amulettes deviennent inopérantes. Nous avions cette poudre mystique à l’écurie Fass. Nous avions l’habitude de la verser devant la porte principale du stade qui abritait le combat et la porte qui permettait d’accéder à l’enceinte. C’est pour cette raison que nos lutteurs préfèrent escalader le mur afin de ne pas passer par les entrées principales. La lutte a ses réalités.
Propos recueillis par Abdoulaye DEMBÉLÉ