Parmi les 37 villages et 26 hameaux qui composent Ndiayène Sirakh, dans la région de Thiès, il en est un, Parar, dont on évite soigneusement de prononcer le nom à la tombée de la nuit ou à l’aube. Pour le désigner, on utilise le sobriquet « Ndeukass Kaw », « la petite bourgade d’en haut », en wolof. Sa réputation est telle qu’aucun roi n’y mettait les pieds. Aujourd’hui encore, rares sont les autorités locales qui osent s’y aventurer. Malédiction pour certains, bénédiction pour les habitants de ce village pas comme les autres.
Depuis Khombole, il faut moins d’une demi-heure de route à l’intérieur des terres pour voir émerger les sommets des cages à oiseaux de toutes sortes, dressées fièrement face aux visiteurs. Ici, tout fait exception. Les pintades à l’entrée du village sont immaculées. Le village est structuré en plusieurs entités : une partie religieuse dirigée par une famille maraboutique, et une autre occupée par des cultivateurs et des éleveurs. Dans le Baol, comme ailleurs, les rois avaient besoin des prières des marabouts, de la viande et du lait des éleveurs, ainsi que des vivres issus des cultures agricoles.
Vers 11 heures, en pleine saison des pluies, le village semble désert. Hommes, femmes et enfants sont aux champs. La traversée offre l’image d’une bourgade silencieuse, rappelant ces villes du Far West que l’on découvre dans les westerns, habitants reclus derrière les rideaux, sur fond musical de Morricone. Pour trouver âme qui vive, il faut se rendre sur la place publique, où trône un « Tôôthie », tronc d’arbre taillé en banc. Trois hommes d’un certain âge y sont assis. Ils interrompent leur discussion à notre arrivée.
« Oui, vous êtes bien à Parar », confirme Moussa Thiaw, fier natif du village. Présenté comme maçon, il se remémore avoir participé à la construction de la mosquée de Daara Mouhty en 1966, avant de digresser sur les financements des mosquées dans la zone. C’est alors qu’apparaît au loin une silhouette. Polo vert passé par le temps, col relevé, teint hâlé, Sagnamby Dione, la soixantaine, affiche un port altier. Regard perçant, cheveux poivre et sel, il évoque sans effort un Sean Connery version Baol.
Glorifié par Youssou Ndour
Selon le chef du village, Parar serait le plus ancien du Baol, rendu célèbre comme fief de Tegne Lat Ndella « Parar » Fall, parent d’Amary Ngoné Sobel. Un lieu au croisement des mythes païens, des croyances animistes et des prières musulmanes. Dans sa chanson Serigne Mbacké Sokhna Lo, Youssou Ndour évoque d’ailleurs les ancêtres ceddo et maraboutiques de l’un des petits-fils les plus célèbres de Serigne Touba. « C’est un sanctuaire, un carrefour entre ceddos et religieux », confirme Sagnamby Dione.
Il évoque aussi la légende fondatrice du village autour de Rôf-Nane, une source découverte par une vache écornée lors d’une période de sécheresse. L’animal, accompagné d’un bœuf, aurait dégagé la couverture de la source à coups de cornes, révélant une eau salvatrice. Depuis, ce lieu est devenu un espace de divination. Mais qu’en est-il du tabou entourant le nom même du village ?
Une frontière contre l’extérieur
Appelé en renfort, Mbaye Sarr, sage du village, s’avance, tout de blanc vêtu, appuyé sur une canne, un morceau de pain dans l’autre main. Il raconte, lunettes en équilibre sur le nez :
« Mes ancêtres disaient que, face à une épidémie ou une menace de razzia, tous les arbres formant la ceinture du village s’entrelacaient pour constituer une barrière impénétrable. »
Cette protection spirituelle a rendu le nom du village tabou : y faire référence, c’était convoquer les esprits.
Mbaye Sarr raconte plusieurs anecdotes :« Dans les années 70, Madior Fall, un sous-préfet, est venu chercher un habitant de Parar pour un impayé d’impôts. Il savait pourtant que c’était interdit par la tradition. Un mois plus tard, il perdait son poste et finissait gardien de champs. »
Une autre fois, une équipe de gendarmes aurait eu un accident grave en tentant d’atteindre Parar pour arrêter un habitant. Il poursuit : « Un sous-préfet d’Altou Ndagalma, dont j’ai oublié le nom, voulait conquérir une jeune fille courtisée aussi par Moussa Sarr, entrepreneur de Parar. Ce dernier le défia de venir prendre une chèvre au village. Dès qu’il a posé le pied ici, il perdit à la fois l’amour de la jeune fille… et son poste. »
Libations et offrandes
À Parar, ces tabous ne sont toujours pas levés. « En dehors des politiciens en période électorale, nous ne voyons ni sous-préfet, ni préfet, encore moins de gouverneur », note Sagnamby Dione. Il réfute toute idée de malédiction :
« Comme dans beaucoup de villages, nous avons un lieu dédié aux esprits et aux revenants », dit-il en désignant un petit sanctuaire entouré de cactus, utilisé pour des libations et des offrandes. « Des malades y retrouvent parfois la santé. » Mais il précise : « Celui qui vient ici en paix est le bienvenu. Celui qui vient avec de mauvaises intentions, le village saura se défendre ». Alpha Blondy disait que « la chance et le hasard sont les autres noms de Dieu ». À Parar, les tabous ne font-ils pas de la malchance une autre appellation de Satan ?
Le revers de l’absence de l’État
À l’époque de l’Empire du Milieu en Asie du Sud-Est, l’autorité du roi s’arrêtait à la lisière des villages, chacun gérant ses propres affaires. Une décentralisation naturelle que les Girondins eux-mêmes ont reprise à leur compte durant la Révolution française.
Parar incarne, à sa manière, cette autonomie bien avant l’Acte 3 de la décentralisation au Sénégal. Pourtant, ses pouvoirs « surnaturels » n’ont pas suffi à garantir son développement.
Les manques sont criants :« Nous n’avons pas d’électricité. Un forage nous permettrait de pratiquer l’agriculture hors saison, comme le maraîchage. L’école n’a pas de clôture. Pour les soins, il faut aller à Ndiayène Sirakh, souvent de nuit, en charrette, avec des femmes enceintes. Avant, nous avions des matrones formées, mais elles sont trop âgées aujourd’hui, et aucune relève n’a été assurée », déplore le chef du village.
Même le téléphone et Internet sont quasiment absents : un seul des trois opérateurs mobiles couvre partiellement le village.
Moussa DIOP