Oumy, étudiante au regard vif et à l’intelligence éclatante, arbore toujours un sourire lumineux, comme un voile pudique posé sur ses blessures. Derrière cette apparente légèreté se cache pourtant une histoire lourde : une seule nuit fatidique a suffi pour faire vaciller son monde. De cette nuit est née une fille, présence à la fois tendre et douloureuse, rappel incessant de ce soir où sa vie a basculé.
Il est 17 heures à Yoff. L’ambiance d’après-sieste opère dans chaque coin et recoin du quartier. Des vendeurs de café Touba et d’arachides grillées longent le trottoir qui mène à la mer. Des constructions d’époque, faites de baraques, s’emboîtent et s’entremêlent. Dans cet entrelacs, les portes d’entrée et de sortie des maisons se confondent. On se croirait dans un labyrinthe. C’est dans cet environnement qu’Oumy a grandi, non sans grande fierté.
Habillée sobrement, voile attaché à la mode, teint foncé, dents blanches, Oumy a choisi un endroit suffisamment éloigné de chez elle pour pouvoir partager son histoire, par crainte des reproches. Téléphone à la main, elle s’assoit sur une brique et prend une grande respiration. « Je ne suis jamais prête à parler de cette douleur qui me ronge de l’intérieur. Mais je ressens un besoin incompressible de me confier. Donc allons-y », lâche-t-elle, le regard fuyant. Il y a des douleurs que le temps ne guérit pas. Cette histoire en est sans doute l’exemple le plus patent.
Une enfance sous l’emprise de la crainte
Oumy affirme avoir perdu sa mère très tôt. Elle a grandi aux côtés d’un père au tempérament incontrôlable. « Il est très colérique. Je n’ose même pas ouvrir la bouche en sa présence. Mais il nous aime bien », insiste-t-elle. Et d’une grand-mère maternelle qu’elle décrit comme trop méfiante et ancrée dans les croyances sociétales. N’empêche, elle reste persuadée de l’aimer, tout comme son père. Sur un léger sourire, elle ferme doucement les yeux comme pour se souvenir, puis les rouvre en disant : « Malgré la crainte dans laquelle je vivais quotidiennement, je souriais et je donnais le sourire autour de moi. »
Oumy est connue de tous dans le quartier pour sa positivité et sa joie de vivre. Elle aime se faire des amis, sortir de sa cage paternelle, s’éloigner de la domination, découvrir le monde. Elle est toujours dans l’ambiance, que ce soit à l’école ou au quartier. Pour elle, le sourire est plus important que tout. « Je m’étouffais. Car mon père et ma grand-mère m’interdisaient constamment de voir mes amies, de jouer avec elles même au pas de la porte, d’aller à leur rencontre, encore moins. Sinon… » suspend-t-elle en riant aux éclats.
À quatorze ans, son père l’inscrit dans un internat, loin de la zone, précisément pour l’éloigner de celles qu’elle fréquentait quotidiennement. « Pour lui, c’était une manière de me protéger des mauvaises fréquentations », dit-elle d’un ton monotone. Ainsi, du jour au lendemain, elle se retrouve loin de tout ce qu’elle avait l’habitude de voir. « Je ne rentrais que les week-ends. Cela me faisait mal, mais j’ai fini par m’adapter », ajoute-t-elle, d’un air triste.
Elle s’habitue à ce changement si brusque et se fait de nouvelles amies dans cet environnement fermé.
Violée au prix d’une série d’exercices
L’horloge tourne : c’est le week-end. Oumy se précipite vers son quartier, hâte de retrouver ses amies et sa famille. Dès qu’elle franchit le pas du quartier, sa meilleure amie l’attend déjà pour l’aider avec ses bagages. Elles marchent côte à côte en discutant de tout et de rien. « D’un coup, un garçon sorti de nulle part fonce vers moi et arrache la série d’exercices et le collier que j’avais entre les mains », dit-elle en jouant au puzzle sur son téléphone. À partir de ce moment du récit, elle ne redresse plus la tête. Ses mains tremblent légèrement. Ses yeux restent rivés sur le jeu comme pour contrôler ses émotions. « Son acte m’a fait rire dans les premières secondes. Puis mon amie m’a dit qu’il le reconnaît bien. Il habite dans les parages. Pour éviter les embrouilles, j’ai décidé de ne pas le suivre. D’autant plus que je me disais que ce qu’il avait pris n’avait pas une grande importance. » Elle achève cette phrase, les yeux embués de larmes. Oumy marque une grande pause, boit un peu d’eau et, avec un petit sourire, lâche comme pour nous rassurer : « Ne t’inquiète pas pour moi. » Le fil du récit reprend alors.
Dimanche soir, elle retourne à l’internat pour préparer les cours de la semaine. Mais tout la rattrape quand son professeur lui demande de rendre ses exercices comme les autres élèves. « J’ai dit au professeur que j’avais perdu la série d’exercices. Il m’a réprimandée sévèrement et m’a demandé de la retrouver parce que la majorité des exercices que nous ferons dans l’année y figure », explique-t-elle.
La semaine s’écoule vite et Oumy rentre chez elle. « À mon arrivée, la fureur de mon père m’a accueillie. Il m’a dit que l’internat avait appelé pour lui signaler la série d’exercices que j’avais perdue. Il m’a sommée de la retrouver coûte que coûte et de faire convenablement tous mes devoirs sinon il n’hésiterait pas à me donner une bonne correction. J’étais terrifiée par sa colère », dit-elle, le regard ailleurs.
Sans hésiter, Oumy part à la recherche du garçon qui lui a pris la série d’exercices. « Dans ce quartier, tout le monde se connaît. Ce n’était pas si difficile de le retrouver. Comme mon amie le reconnaissait bien, elle m’a donné quelques indications sur les zones où elle avait l’habitude de le croiser. Je me suis mise à sa recherche, à interroger les gens, à donner quelques descriptions physiques. On m’a guidée jusque là-bas, mais le crépuscule était déjà tombé. »
À ce moment, la sonnerie de son téléphone retentit mais elle ne décroche pas. « La maison était en pleine construction et elle semblait même inhabitée. Je n’entendais aucun bruit ni aucune voix : silence total. Quand j’ai dit à haute voix “Assalamu alaykum”, un gars est sorti de la chambre et m’a aussitôt demandé ce que je faisais là. Le décrire me sera très difficile parce que je peinais à voir. Il n’y avait pas de lumière », explique-t-elle. Et d’ajouter : « Je lui ai donné des descriptions de celui que je cherchais et il m’a demandé d’attendre qu’il aille le chercher. J’avais peur mais je n’osais pas rentrer sans mes exercices. Je suis restée une demi-heure à attendre son retour. Ce n’est qu’après ce temps que celui que je cherchais depuis des heures s’est enfin pointé devant moi, mais sans la compagnie de celui qui était parti le chercher. Il est venu seul », dit-elle, les mains tremblantes.
Oumy observe une pause de quelques minutes en jetant un regard autour d’elle. Le récit reprend au même rythme que le jeu de puzzle sur son téléphone.
« On était dans la cour. Il m’a braqué sa lampe torche et je lui ai demandé mes affaires. Il est entré dans la chambre et en est ressorti avec le collier. Je lui ai dit que j’avais juste besoin de la série d’exercices », dit-elle d’une voix hésitante. « Et là il m’a dit de le suivre dans la chambre si je voulais la récupérer. La réponse, c’était non. J’ai commencé à lui crier dessus pour qu’il me les rende. J’avais trop marché, trop attendu. Il m’a entraînée de force dans la chambre malgré mes cris de détresse. Il a abusé de moi puis m’a abandonnée dans le noir sur un matelas crasseux. Tout s’est passé tellement vite que moi-même je ne comprenais plus rien », marmonne-t-elle. Elle accélère le jeu sur son téléphone, les mains tremblotantes et la tête baissée. Oumy fait mine de sourire mais ses gestes la trahissent.
« J’ai perdu ma série d’exercices et mon innocence. Pire, j’ai marché jusque chez ma grand-mère pour qu’elle m’accueille avec des cris : “Tu étais où ? Ton père te cherche depuis des heures !” », confie-t-elle avec une grande déception.
« Elle m’a ramenée jusqu’à la maison puisque ce n’était pas loin. Mon père aussi m’a réprimandée sur le coup en me reprochant de traîner avec mes amies. Il m’a même tabassée puis a appelé l’internat pour que je ne rentre plus les week-ends mais seulement tous les quinze jours. » Des larmes s’échappent, mais elle s’empresse de les retenir avant de continuer.
« Cette nuit-là, je pensais avoir vidé toutes les larmes de mon corps. Ils m’ont accusée au lieu de m’écouter. Je n’ai pas eu l’opportunité de dire ma version des faits. J’avais trop peur qu’on me frappe encore si je racontais ce qui m’était arrivé. Alors je me suis emmurée dans un silence profond. Depuis, je n’étais plus cette fille joyeuse qui se mêlait à tout, qui taquinait tout le monde. Je suis devenue silencieuse et effacée. Plus de sourire ni d’enthousiasme, la vie ne me disait plus rien », murmure-t-elle, le visage attristé.
Entourée mais seule dans la douleur, Oumy n’a pas d’autre choix que d’opter pour le silence. Toutefois, même le silence n’a pas voulu la soutenir. Deux mois après cette terrible nuit, des vomissements se joignent à la danse, puis des nausées incessantes, une prise de poids et enfin des signes inévitables. « Et j’ai découvert que j’étais enceinte », lâche-t-elle d’un coup.
« Mon père a cessé de me parler. Mes tantes et ma grand-mère, après de multiples injures et reproches, m’ont demandé comment cela s’était produit. Je leur ai tout expliqué, mais avec beaucoup de difficultés. J’avais peur qu’elles ne me croient pas ou d’être jugée sans réelle compréhension », explique-t-elle, les yeux absorbés par son téléphone.
Ainsi le secret qu’elle gardait lourdement est révélé. Alors qu’elle pensait que justice lui serait rendue, l’histoire prend un tournant inattendu.
Au cœur de la douleur, l’éveil d’une résilience
Dans ces périodes sombres, Oumy se définit comme une étrangère dans son corps, dans sa propre vie. La nouvelle de sa grossesse se répand vite dans le quartier. « Je n’osais plus mettre les pieds dehors. Les gens parlaient de moi comme s’ils me connaissaient, comme s’ils avaient été témoins de cette nuit fatidique, de mes cris, de ma douleur. Certains disaient même que c’est moi qui étais allée retrouver le garçon en pleine nuit. J’ai entendu toutes sortes de jugements. Le pire est que je n’avais même plus assez de force pour fournir des explications. Je me contentais juste d’encaisser et de pleurer », explique-t-elle au bord des larmes.
Oumy s’agrippait constamment à ses larmes pour les empêcher de couler. « J’étais devenue une inconnue pour mon père. Il ne me calculait plus depuis la nouvelle de ma grossesse. Pourtant il est allé porter plainte. Le garçon s’est enfui ou bien a été caché par sa famille, devrais-je dire. Il a bénéficié du soutien et de la complicité constants de ses proches malgré son acte. Et moi, la victime, qui m’a soutenue ? Personne », dit-elle avec rage, les mains serrées contre son téléphone.
« Je me suis levée un beau jour et j’ai appris que mon père avait retiré la plainte. Pourquoi ? Parce que la famille du garçon est allée voir mon grand-père paternel pour lui demander clémence. Ce dernier a donné l’ordre à mon père et aussitôt il a retiré sa plainte. Dans ce quartier, tout se règle entre quatre murs, même les plus grandes injustices », explique-t-elle à voix basse en jetant un regard autour d’elle, comme pour vérifier que personne d’autre ne l’écoute.
« C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. J’ai craqué, car cet acte était une insulte face à toute la douleur que j’avais encaissée. Alors j’ai tenté de me suicider en buvant une bouteille d’eau de javel. Heureusement, on m’a transférée à l’hôpital à temps et le bébé et moi avons survécu. Aujourd’hui, mon enfant a cinq ans et j’en ai dix-neuf. Son père est libre comme le vent. Parfois même, sa grande sœur vient récupérer la petite pour l’emmener chez eux et je n’ai pas le droit de m’y opposer », confie-t-elle, presque avec nonchalance.
« Je suis parvenue à me reconstruire malgré cet épisode douloureux. J’ai travaillé dur à l’école pour réussir ma vie. Après l’obtention de mon baccalauréat, j’ai passé un concours d’entrée pour une grande école de formation à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, et je l’ai réussi. Je poursuis ma formation en paix. Je n’en veux plus à ma fille, elle est tout aussi innocente que moi. Peut-être tout cela est-il notre destinée », finit-elle par dire en jouant avec ses doigts.
Oumy n’a pas donné raison à la douleur. Elle s’est relevée pour son honneur et sa dignité. Sa trajectoire épineuse est celle de nombreuses femmes qui n’osent pas se livrer, alors que le phénomène est très présent dans la société. Mineures comme majeures, filles comme garçons, personne n’est à l’abri d’attouchements, d’agressions sexuelles ou de viols.
Fatou NDIAYE