Les senteurs du lakh, cette bouillie de mil parfumée à la muscade et à la vanille, envahissent la modeste maison familiale. Ce mets traditionnel est le petit-déjeuner incontournable de l’Aïd el-Fitr, plus communément appelé Korité, qui marque la fin du Ramadan. Pour rien au monde, la famille Seck ne dérogerait à cette tradition.
Plus qu’une simple célébration, la Korité est un moment de dévotion, de partage, mais aussi une période de lourdes dépenses, surtout pour les familles modestes. Après un mois de jeûne, le lakh marque la rupture avec douceur. « Place maintenant à la nourriture spirituelle », lance Birane Seck, père de cinq enfants et employé dans une société d’assurance. Depuis la mosquée en construction, les haut-parleurs diffusent des versets coraniques, enveloppant la Cité Gadaye, une banlieue dakaroise nichée entre la mer et un lac. Un cadre qui se veut idyllique et qui séduit de plus en plus la classe moyenne, malgré l’éloignement du centre-ville.
Vêtus de leurs habits neufs, les hommes de la famille s’installent à l’extérieur de la petite salle de prière. « Ici, les prières de rue ne dérangent personne », sourit Birane. Sous un soleil feutré de fin mars, la prière dure une trentaine de minutes, suivie des salutations rituelles au voisinage, où chacun cherche à se faire pardonner les offenses de l’année écoulée.
Dans la maison des Seck, la discussion s’anime autour de l’actualité sénégalaise. Birane, Maïmouna – son épouse institutrice – et leur cousin Pape, étudiant venu de Diourbel pour l’occasion, échangent des opinions parfois vives. Mais ces débats ne suffisent pas à ternir l’atmosphère festive. Il reste pourtant encore des préparatifs à finaliser. Maïmouna saute dans un « clando », l’un de ces nombreux taxis clandestins de Dakar, direction le marché pour les dernières emplettes. Sans réfrigérateur, la famille préfère acheter les denrées à la dernière minute. Si la Tabaski est la fête du mouton, la Korité, elle, est celle du poulet.
Un lourd investissement
Au marché Boubess de Guédiawaye, un ballet incessant de cantines, étals, véhicules et charrettes se déroule sous un épais nuage de poussière. Habituée à ce labyrinthe, Maïmouna se faufile jusqu’à un poulailler improvisé, où elle hésite entre les poulets « ordinaires » – élevés en plein air – et les « poulets de chair », issus d’élevages industriels. Les premiers l’emportent sur le goût, tandis que les seconds, plus lourds, sont paradoxalement plus chers. Elle opte finalement pour six poulets de chair, à raison de 3 500 francs CFA l’unité.
Demba, le gérant du poulailler, confie avoir investi 75 000 francs CFA pour 150 poussins et 12 sacs de 50 kg d’aliments, à 15 000 francs l’unité. Un pari coûteux, d’autant que la perte d’une dizaine de poussins grève son bénéfice. Mais il ne regrette pas son choix. Déplumés et vidés, les poulets sont embarqués dans deux grands paniers. L’un d’eux est porté par la fille aînée de Maïmouna, âgée d’une quinzaine d’années.
Sur le chemin du retour, un arrêt s’impose chez le tailleur. Aziz, mine fatiguée, cigarette au bec et « Café Touba » à la main, dirige ses quatre employés avec une énergie nerveuse. « Avec les coupures de courant, on travaille surtout la nuit », lâche-t-il. Sur les mannequins, les modèles portent des noms inattendus : « Obasanjo », en référence à l’ancien président nigérian, connu pour avoir popularisé une tenue deux-pièces.
Maïmouna mesure le sacrifice consenti pour cette journée : « Mon mari a dépensé près de 150 000 francs CFA pour que tout soit prêt. » Une somme considérable pour une famille modeste, entre l’achat des vivres et des tenues de fête.
Un peu plus loin, un jeune homme attire une foule curieuse en traçant des motifs délicats à l’encre noire. « Je suis le tatoueur de l’éphémère », se présente-t-il. Depuis quelques années, le henné traditionnel des grandes occasions a laissé place à ces tatouages temporaires. « 300 francs CFA pour les enfants, 500 pour les adultes », annonce-t-il. Mais un simple regard désapprobateur de Maïmouna suffit à dissuader sa fille.
Famille et amis
De retour chez les Seck, l’ambiance est festive. Les visites de courtoisie se succèdent, et le repas s’organise autour des incontournables poulets. Un seul regret pour Birane : qu’il y ait « deux » Korité au Sénégal.
Comme chaque année, une partie des musulmans sénégalais a célébré l’Aïd la veille, divisant la fête en deux journées distinctes. Tandis que les adultes débattent de cette question, les enfants, eux, sont absorbés par une préoccupation plus terre-à-terre : leurs tenues de fête et la chasse aux « Ndéwénales », ces étrennes qu’ils quémandent joyeusement auprès des proches et des voisins. Malgré les récents cas d’enlèvements qui ont secoué le pays, Birane, inquiet, rappelle les consignes de prudence. Mais l’excitation de la fête prend vite le dessus.
Alors que les dernières lueurs de la journée s’enfoncent dans l’écrin du soir, c’est au tour de toute la famille, avec les enfants revenus, d’aller rendre visite aux grands-parents. Pour clore une longue journée de fête.
Moussa DIOP