Sur les rives du canal 4, la gastronomie de rue se dispute avec la pollution olfactive et les micro-organismes, au risque de transformer chaque assiette en danger silencieux. Mais ici, les enjeux économiques priment sur le souci sanitaire.
Sous un soleil de plomb, l’air vibre au-dessus du bitume brûlant, ce lundi 8 septembre 2025. Il est 13 h 30, le canal 4 charrie une eau sombre et épaisse où flottent des sachets plastiques et des épluchures abandonnées. Une odeur âcre remonte par bouffées, piquant les narines.
Pourtant, à quelques mètres à peine, l’ambiance est tout autre : les marmites alignées fument, dégageant des arômes de poisson et de sauce tomate qui attirent les passants. Dans ce décor paradoxal, entre l’odeur des égouts et celle des plats populaires, ça déjeune. Mais derrière ce quotidien familier se cache une question troublante : à quel prix se nourrit-on au bord du canal ? À l’ombre fragile d’un parasol délavé, Kiné sert des assiettes de riz encore fumant. Le tablier serré à la taille, elle essuie la sueur qui perle de son front, avant de sourire à un fidèle client. Autour d’elle, le bruit des cuillères qui raclent les assiettes se mêle aux klaxons des taxis.
Depuis huit ans, elle tient son petit commerce au même endroit, défiant les odeurs pestilentielles qui s’élèvent du canal. « Je n’ai jamais vu un client se plaindre, jamais », assure-t-elle, la voix ferme, malgré la chaleur accablante. Elle soulève un couvercle puis ajoute : « Nous cuisinons chez nous, dans des conditions propres. Nous faisons régulièrement des visites médicales à l’hôpital. Ce papier, nous le remettons au service d’hygiène pour ne pas nous exposer à des amendes ». À 14 h, la scène devient plus animée.
Les bancs de fortune se remplissent vite : des maçons en tenue de travail, des étudiants pressés. Les conversations se croisent, les plats circulent. Pour 700 ou 1.000 Fcfa, chacun repart avec un bol copieux, accompagné d’un sachet d’eau glacée acheté à la sauvette. Mais il suffit de lever les yeux pour apercevoir, à quelques mètres seulement, la face moins appétissante de ce tableau : une eau noire et visqueuse qui s’écoule lentement, charriant plastiques et feuilles mortes. Des mouches s’y posent avant de virevolter jusqu’aux tables.
L’odeur, lourde et persistante, s’accroche aux vêtements. Pour un œil averti, la proximité entre ces conditions et la vente de repas représente un cocktail explosif. Le service d’hygiène alerte À quelques encablures du canal se trouve la brigade régionale d’hygiène de Dakar. Dans son bureau, lunettes au nez, le capitaine Idrissa Ndiaye, chef de la brigade régionale et chargé de la communication, en a fait son cheval de bataille. Son ton est ferme : « Ces eaux peuvent présenter des risques sanitaires importants à travers divers vecteurs : mouches, cafards, etc., qui fréquentent le canal et qui peuvent indirectement transférer des germes et contaminer les aliments », explique-t-il.
En scrutant les lieux, il pointe aussi du doigt l’air saturé d’odeurs. « Les émanations des canalisations favorisent la prolifération de micro-organismes. Globalement, les risques sanitaires sont accrus », poursuit-il. Dans son inventaire, les pathologies sont connues et redoutées : « Les maladies liées au péril fécal, comme les diarrhées, sont les plus courantes. Mais il y a aussi l’hépatite A, les parasitoses, et même la poliomyélite qui peut être transmise par ces eaux usées. L’éventail est large et dangereux », avertit-il. Le service d’hygiène dit miser sur une stratégie en deux temps. « Il faut combiner sensibilisation et répression, c’est ce que j’appelle la stratégie de la carotte et du bâton », explique le capitaine Ndiaye. Le simple fait d’exposer des denrées alimentaires près d’un canal constitue une infraction au code de l’hygiène. Les vendeuses risquent des saisies de leurs marchandises et des amendes forfaitaires dissuasives. Mais les sanctions ne suffisent pas, admet-il : « Il faut aussi aménager les lieux et poursuivre la sensibilisation auprès des vendeuses et des consommateurs. La prévention est essentielle ».
Pourtant, du côté des vendeuses, les arguments des autorités semblent lointains. Ici, la survie économique prime. Vendre au bord du canal, c’est profiter d’une affluence quotidienne, là où le flux de passants ne tarit jamais. C’est aussi éviter les loyers exorbitants des restaurants formels. « Ici, je trouve mes clients. Si je pars ailleurs, je perds tout », confie une vendeuse sous couvert de l’anonymat, en remuant une marmite de sauce qui mijote. Autour d’elle, ses voisines acquiescent, toutes conscientes des risques, mais elles sont prisonnières d’une réalité plus forte que les règlements.
Dans un pays où le repas de rue est profondément ancré dans la culture urbaine, le défi dépasse largement les bordures du canal 4. L’enjeu est d’abord sanitaire, mais aussi social et économique. Pour l’instant, les solutions se font attendre. Chaque midi, la même scène se répète : les clients mangent leur riz au poisson en regardant leur montre, rarement le canal qui coule à quelques pas de leur assiette. Les marmites fument, les mouches bourdonnent, et l’odeur persistante des eaux usées planent sur les repas.
Reportage de Djibril Joseph KAMA