La littérature sénégalaise brosse un portrait multiple de la femme, oscillant entre deux figures souvent opposées : celle, opprimée, prisonnière des traditions, et celle, émancipée, maîtresse de son destin. De Ousmane Socé à Mariama Bâ, en passant par Sembène Ousmane, Léopold Sédar Senghor ou Sokhna Benga, etc., l’apparition féminine dans l’univers romanesque et poétique sénégalais montre une place souvent inégale de la femme. Une dualité dans la représentation qui traduit l’évolution des mentalités, mais aussi les fractures dans une société depuis fort longtemps prise entre tradition et modernité.
La littérature sénégalaise a souvent reflété le poids des traditions et l’emprise des structures patriarcales dans la représentation de la femme sénégalaise. De la jeune épouse contrainte aux héroïnes militantes, la création littéraire au Sénégal a tendance à offrir une image plurielle de la femme, soit comme gardienne des traditions, victime d’oppression ou comme figure d’émancipation.
Ainsi, les autrices et auteurs ont-ils d’abord mis en scène des héroïnes prisonnières d’un ordre social où le mariage, la polygamie, l’autorité masculine et la soumission filiale dictent la trajectoire des femmes. Dès 1976, Henry Lopès souligne dans la préface de l’ouvrage emblématique de Arlette Chemin Degrange, Émancipation féminine et roman africain, « une tradition littéraire sénégalaise apologétique des structures anciennes ».
De fait, l’apparition féminine dans l’univers poétique aussi bien que romanesque est riche de sens en ce qu’elle dévoile, selon Aminata Samb, doctorante en littérature sahélienne à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, « la place souvent assignée aux femmes et la proposition également d’autres valeurs. » De ce point de vue, plusieurs auteurs s’illustrent avec leurs écrits que ce soit Mariama Ba, Ken Bugul, Ousmane Socé, Diop, Sokhna Benga, Léopold Sédar Senghor, Marouba Fall, Ousmane Sembène. La liste est loin d’être exhaustive.
Dans Karim, de Ousmane Socé Diop, Marième incarne la fille façonnée par les codes ancestraux : choix de l’époux par le clan, éducation maternelle tournée vers la domesticité, respect scrupuleux des normes. Pour Arlette Chemain Degrange, le personnage est un « pur produit de la tradition. Jeune fille formée selon l’éducation que lui a donnée sa mère, son histoire illustre la grandeur et la persistance des coutumes qui président au choix d’une épouse par le Samba Linguère. », fait-il savoir.
Pour autant, la femme est ici employée pour porter un jugement sur le caractère anachronique de certaines traditions qui enferment plus qu’elles ne libèrent.
Apologie de la tradition
En effet, sous une apparente docilité, Marième manipule habilement les traditions pour en tirer profit en ruinant un prétendant naïf. « Marième illustre la tradition tout en suggérant l’idée d’une évolution souhaitable. Son portrait se situe encore en-deçà de la ligne d’équilibre entre le passé immuable et la société se transformant », analyse Chemain Degrange.
Dans la Balade du Sabador, Sokhna Benga brosse le portrait de Mayé, une jeune fille refusant de se plier aux règles étouffantes d’une société traditionnelle qui impose aux femmes un rôle pré-formaté. « Elle s’était juré de vivre sa vie comme elle l’entendait et n’avait pas l’intention de se voir dicter sa conduite. Elle voulait être libre. Elle n’avait rien contre la société qui l’avait vue naître. Celle-ci continuait à exister et ça ne la gênait point. Elle ne se retrouvait pas en elle et par conséquent, ne voyait pas l’utilité de se conformer, par hypocrisie, à l’image que tous attendaient d’une femme », décrit l’auteure.
Mayé, en refusant de se plier à la tradition, rejette frontalement un système de pensée qui confine la femme aux rôles domestiques. Dès lors, pour Aminata Samb, les recoupements faits entre différentes œuvres littéraires sénégalaises laissent ainsi apparaître les constantes d’un portrait sociologique de la femme opprimée et confrontée à des « réalités bien connues dans notre société : la polygamie, le mariage forcé, la condition des veuves… », souligne-t-elle.
Elle cite à ce titre Mariama Ba. « Dans Une si longue lettre, elle déploie le portrait de Ramatoulaye, femme soumise qui élève seule ses neuf enfants après avoir été abandonnée par son mari. », analyse-t-elle.
Dès lors, ces portraits montrent que la femme opprimée dans la littérature sénégalaise est autant victime des coutumes que de leur instrumentalisation par le pouvoir masculin, qu’il soit familial, religieux ou politique.
Par exemple, Ousmane Sembène, dans son œuvre, dépeint la dureté du système patriarcal et de la polygamie. Que cela soit dans Les Bouts de bois de Dieu ou dans L’harmattan, les femmes apparaissent comme des figures de souffrance, assujetties aux décisions masculines et souvent reléguées au second plan de la vie publique.
Femmes assujetties
Selon Arlette Chemain Degrange, la figure féminine reste ici marquée par l’exploitation et les rapports de domination. Mais selon elle, que ce soit Penda, dans Les Bouts de bois de Dieu ou Tioumbe dans l’Harmattan, elles sont des héroïnes utilisées par l’auteur pour déconstruire les tares de la tradition : Penda, dans Les Bouts de bois de Dieu, se démarque comme une leader syndicale déterminée, galvanisant les grévistes et bousculant l’ordre établi et Tioumbé dans L’Harmattan, illustre une féminité active et combattante, inscrite dans un projet collectif de transformation sociale.
Partant, dans la lignée de ces personnages féminins qui se libèrent du joug patriarcal et de l’ordre établi, Marouba Fall donne en exemple Adja, militante du G.R.A.S., sa pièce de théâtre publiée dans un volume qui contient aussi Aliin Sitooye Jaata ou la Dame de Kabrus.
Selon l’auteur, cette pièce est écrite pour réhabiliter la femme africaine qui occupait sur la scène une place secondaire voire marginale. « En dehors de son engagement militant aveugle et de ses ambitions, le personnage principal, Adja Rama Ndiaye, est présentée aussi en tant que mère et épouse. Cependant elle refuse d’être confinée dans le rôle de femme au foyer. », fait savoir l’auteur de la Collégienne.
Pour lui, Adja, à juste raison, « doit être considérée comme l’archétype de la nouvelle femme sénégalaise qui a réussi à se faire une place remarquable sur le plan politique comme sur le plan littéraire. », ajoute-t-il.
Dans le roman sénégalais, le culte du passé commande aussi de nobles créations, comme celle de la Grande Royale, dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. La volonté de libération de la femme pousse également des auteurs à faire évoluer les femmes dans des milieux parfois insoupçonnés.
C’est le cas de Marie Louise dite Marylin dans le roman de Samba Oumar Fall, Benjamin. Avec charisme et élégance, la dame cinquantenaire a su s’imposer dans le monde de la nuit en détenant l’une des boîtes les plus fréquentées de la ville, le Paradise.
Féminité active
Et en poésie, Léopold Sédar Senghor élève la femme en véritable muse poétique et symbole de la matrice nourricière. Selon Aminata Samb, le poète de la Négritude idéalise la figure féminine en chantant « femme nue femme noire ».
C’est pour dire, qu’à mesure que la société sénégalaise évolue, la littérature ouvre de nouveaux espaces de représentation pour les femmes. Des figures féminines se détachent de la simple fonction domestique pour devenir des actrices à part entière des luttes sociales, politiques et intellectuelles.
C’est la raison pour laquelle Marouba Fall se réjouit de ce que, dans la vraie vie, comme une sorte de prolongement de la fiction littéraire, « des femmes parviennent à s’affirmer ». « Deux femmes ont accédé au poste de Premier Ministre. D’autres ont brigué sans succès, mais avec détermination, la magistrature suprême. Au plan littéraire, après Mariama Bâ, autrice du roman Une si longue lettre, des femmes comme Ken Bugul se signalent comme de brillantes écrivaines. L’ascension des femmes me semble irréversible si l’on se fie au fait qu’à l’école, au collège, au lycée et à l’université, ce sont les filles qui obtiennent, de nos jours, les meilleurs résultats. », se réjouit l’écrivain.
En somme, la littérature sénégalaise, en donnant voix à la femme opprimée comme à la femme sublimée, agit comme un miroir critique de la société. Elle conserve la mémoire des souffrances, mais elle trace aussi des perspectives de libération.
De Marième à Adja, de Ramatoulaye à Mayé en passant par la Grande Royale, de même que Marie-Louise dite Marylin, chaque héroïne raconte à sa manière la longue marche des femmes sénégalaises vers la reconnaissance et l’égalité.
Souleymane WANE