Connue comme une manifestation purement festive et culturelle, la sortie du Kankourang est de plus en plus banalisée dans le Fouladou. De nos jours, elle est synonyme de plusieurs dérives allant de sa démystification à la délinquance, en passant par des scènes de violence notées chez les jeunes. Des pratiques qui déplaisent aux anciens, lesquels ne reconnaissent plus leur patrimoine.
KOLDA – La partie sud du pays offre une palette importante de pratiques et rites culturels, les uns plus fascinants que les autres. Parmi cette pléthore de patrimoines immatériels, figure la sortie du Kankourang, ou homme masqué, vêtu de fibres orangées tissées à partir d’un arbre appelé Fara jambo (en mandingue). À travers les siècles, ce legs a résisté et survécu aux mutations socio-culturelles. Youssou Camara, «historien» mandingue résidant à Doumassou, plus vieux quartier de Kolda, est ainsi revenu sur l’origine du Kankourang dans le royaume Kaabunké. « Le Kankourang nous est venu du Kaabu, après son éclatement. C’est une manifestation traditionnelle mandingue, depuis des siècles », explique-t-il dans une longue confidence.
Pour lui, ce gardien du temple, figure nocturne chassant démons et esprits maléfiques, incarne l’essence même de la communauté. Avant d’évoquer le Kankourang, il rappelle qu’il faut parler du «kuyanmansa», le protecteur des circoncis, du «ngamal», le chirurgien au couteau affûté, et du guérisseur aux racines, écorces et feuilles qui soignent les jeunes initiés dans le «juju» ou abri provisoire bâti par les garçons du village.
Les circoncis y cohabitent avec les «lambé» ou «selbé», leurs accompagnateurs, sous la garde bienveillante du «kuyanmansa». « Le Kankourang, masqué et armé de savoir surnaturel, veille la nuit. On ne le défie pas », insiste Camara. Autrefois, il intervenait en ville dans deux cas graves : un enfant malade ou un différend familial, jouant alors le rôle de juge impartial. « À l’époque, tous ces responsables – du plus riche au plus pauvre – parlaient d’une seule voix. Le respect réciproque était l’essence de la circoncision, avec un système de compréhension mutuelle. Le riche se rabaissait par humilité pour soutenir le démuni», rappelle-t-il.
Banalisation
Mais en 2025, « le Kankourang est piétiné, bafoué », tonne le vieux Camara. « Ceux qui l’arrachent des mains des Mandingues ne maîtrisent ni les codes ni la coutume ! » La banalisation est galopante : n’importe qui peut obtenir une permission et, avec deux ou trois Mandingues, organiser une fête spectaculaire.
M. Camara cite en exemple le Kankourang qui accompagnait feu Double Less dans les arènes de lutte, ou encore celui mobilisé pour l’accueil d’Aminata Touré à Kolda. « C’est le fruit de sa désacralisation. Je sentais toutes ces péripéties venir. On ne joue pas avec le Kankourang. Cela ne fait que rabaisser l’image de celui qui est dans le m’as-tu-vu ».
Il est également revenu sur ce qui se passe dans les rues de Dakar, où l’on voit surgir des Kankourangs factices rançonnant les passants pour quelques pièces. « Si tout le monde, de plusieurs ethnies, se mêle à l’organisation, cela le désacralise. Et c’est ce à quoi on assiste actuellement ». Cette intrusion, autrefois limitée aux cercles initiatiques mandingues, dilue le sacré et transforme un rituel ésotérique en carnaval profane. Au cœur de cette perversion, un fléau émerge : l’usage des stupéfiants par les jeunes lors des sorties. Cette cérémonie culturelle a pris une autre tournure de nos jours. En effet, de plus en plus, les jeunes qui accompagnent l’homme masqué consomment des drogues qui les mettent souvent hors de leur état naturel. Des témoignages recueillis par des aînés dressent un tableau alarmant. «Les jeunes qui accompagnent le Kankourang et dansent autour de lui inhalent du «gaz hilarant» ou fument du «splash», ce mélange de cannabis et de produits chimiques, pour différentes raisons», confie Alassane Kouyaté, griot et l’une des personnes autorisées à parler du Kankourang.
Après l’incident fatal du 21 septembre dernier qui a occasionné la mort d’un garçon de 16 ans, des témoins évoquent l’utilisation d’une substance illicite par l’adolescent auteur du crime à Sikilo. Cette folie de la foule qui accompagne le Kankourang ne fait qu’attiser une euphorie virant à la rage. D’autant plus que plusieurs accompagnateurs sont munis d’objets tranchants ou pointus, dont l’utilisation rend les scènes plus dramatiques.
Furie des anciens
Face à ces dérives qui participent à la démystification du Kankourang, les anciens sont profondément furieux. « Où est le respect ? Le Kankourang enseignait la discipline et plein de bonnes valeurs utiles à l’homme à toutes les étapes de sa vie », s’indigne M. Camara. Même une partie des jeunes s’inquiète : « On trouve une violence grandissante à chaque occasion. Ce n’est plus une fête, c’est un chaos où l’on se bat pour rien, sous l’effet des stups », témoigne Moussa, un jeune jakartaman mandingue passionné du Kankourang.
Des rixes mortelles à Kolda, en passant par les incidents de Mbour de la semaine dernière, le Kankourang perd tout son charme. Après la mort du jeune de Kolda, le préfet du département a imité son collègue de Vélingara pour suspendre toutes les activités liées à ce legs culturel, jusqu’à nouvel ordre. Pour remettre cette pratique culturelle à l’endroit, M. Kouyaté préconise une réunion d’urgence de la commission en charge de son organisation. « Nous allons nous réunir sous peu pour mieux encadrer la sortie du Kankourang », assure-t-il.
Tant mieux alors pour la restauration de cette partie importante de la culture mandingue, avant que le mauvais sort n’atteigne les jeunes koldois dissidents, comme l’a prévenu le vieux Kouyaté : « Les anciens ont fait des invocations sur le Kankourang. C’est une chose vraiment sacrée. Ceux qui le désacralisent et dévoilent les secrets seront frappés par un mauvais sort », met-il en garde. Les jeunes sont donc prévenus !
La sacralité de la pratique défendue
Le Comité scientifique des gardiens des rites et traditions du Kankourang de Kolda a publié, le 25 septembre, un communiqué pour clarifier les récents actes de vandalisme observés dans la région. Il insiste sur le fait que ces dérives ne sauraient être associées au Kankourang, rite mandingue inscrit depuis 2003 au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Ce rituel, rappelle-t-il, véhicule avant tout des valeurs d’éducation, de spiritualité, de cohésion sociale et de protection des communautés. Le Comité salue l’intervention rapide du ministre de la Culture, jugée ferme, lucide et équilibrée, et appelle à renforcer la collaboration entre les autorités et les gardiens de ce patrimoine. Il s’engage, de son côté, à œuvrer pour des célébrations pacifiques, sécurisées et respectueuses des traditions. Dans la même dynamique, il propose l’élaboration d’une Charte du Kankourang, destinée à protéger et valoriser ce patrimoine, mais aussi à encadrer sa transmission aux générations futures à travers une concertation nationale inclusive. En réaffirmant la vocation éducative et unificatrice de ce rite ancestral, le Comité entend faire du Kankourang un symbole durable de paix, de respect mutuel et de cohésion sociale.
Tidiane SOW (Correspondant)