C’est dans son bureau que le rescapé Léandre Coly a livré son témoignage sur cette nuit où le bateau Le Joola a sombré au large des côtes gambiennes. Il a revisité ces longues heures de survie passées en mer.
Quand on lui demande comment il va, 23 ans après le naufrage, Léandre répond simplement : « On fait avec. On vit avec des souvenirs qu’on ne peut pas oublier et qu’on ne doit pas oublier, pour ce que nous représentons ». Cette histoire est gravée en lui et cela se ressent dans la manière dont il déroule le fil de cette nuit qui a failli lui coûter la vie. « En moins d’une dizaine de minutes, le bateau s’est renversé et nous étions tous pris au piège. L’eau commençait à s’infiltrer et les gens s’agrippaient les uns aux autres en prononçant le nom d’Allah. Il y avait des cris stridents, les gens appelaient au secours. Quand l’eau a commencé à monter, ceux qui ne savaient pas nager étaient déjà condamnés. Au niveau de mes jambes, je sentais des corps que je touchais, et je savais que ces gens étaient déjà morts », raconte-t-il.
Mains croisées et regard dans le vague, Léandre poursuit, comme s’il était de nouveau plongé dans ce cauchemar. « Pendant ce temps, l’eau continuait à monter lentement, prenant tout son temps. Moi, je me disais : “Mais Léandre, c’est ça la mort.” Je l’avais acceptée. J’ai pris le soin de prier. Étant d’obédience catholique, j’ai confessé mes péchés, récité des prières. Il pleuvait et il y avait des éclairs. L’eau continuait à monter jusqu’à couvrir tout le restaurant. J’étais en apnée et, dans mes débattements, j’ai agrippé la jambe de quelqu’un. Celui-ci s’est débattu pour me faire lâcher prise et c’est à ce moment que je me suis dit que peut-être cette personne avait trouvé une issue ».
Se levant, Léandre se dirige vers la fenêtre de son bureau. Avec ses mains, il encadre un petit carré de cette ouverture pour montrer la taille du hublot qui lui a permis de gagner la surface. « C’est là que j’ai vu un hublot ouvert et je me suis dit que j’allais passer par là. Je me suis laissé emporter par le courant jusqu’à arriver à la surface », poursuit-il. Il se rassit ensuite, imperturbable, comme s’il ne s’était jamais interrompu. « Quand j’ai enfin pu remonter, j’ai vu la coque du bateau et j’ai su que j’étais sauvé. J’ai nagé environ 100 m avant de m’arrêter, car je ne voulais pas épuiser mes forces. J’ai fait la planche pour me maintenir et économiser mon énergie. À un moment, j’ai eu peur qu’il y ait des requins dans l’eau. Je me disais que peut-être ils seraient attirés par tous ces morts ».
Des secours qui tardent à arriver « Je suis resté là à résister, en prenant toutes sortes de positions pour ne pas sombrer. Au bout d’une quinzaine de minutes, je n’avais plus d’énergie et je me suis dit : “Léandre, tu as réussi à t’en sortir jusque-là, mais faute de secours, tu vas mourir.” Je me suis alors laissé couler, mais au dernier moment, j’ai repris des forces et je me suis dit que je ne pouvais pas mourir comme ça. J’ai donc regagné la surface en prenant un grand bol d’air. Je me suis à nouveau laissé couler deux fois de suite avant de remonter encore à la surface ».
Alors que tout semblait perdu, Léandre entend les voix d’autres rescapés. Il reprend espoir sans savoir que c’est une autre lutte qui s’engage. « J’ai ensuite commencé à entendre des voix au loin et j’ai vu un groupe de personnes accrochées à un canot qui ne s’était pas ouvert. J’ai rejoint le groupe et j’ai posé ma main sur le canot. On se donnait du courage et parfois on criait ensemble en espérant que quelqu’un nous entende. À un moment, l’un des rescapés a commencé à montrer des signes de faiblesse. Il était fatigué et malgré nos encouragements, il n’en pouvait plus. Par désespoir sans doute, il a tenté de s’asseoir sur le canot, qui nous a alors tous éjectés. Quand nous sommes remontés à la surface tant bien que mal, cet homme n’était plus là. Quelques heures après, un autre nous a fait part de sa fatigue. Il a dit qu’il allait lâcher. Nous nous sommes dit adieu et il s’est laissé couler ».
Après quelques secondes, Léandre reprend le cours de son récit et explique qu’au matin, des chalutiers, alertés par des piroguiers, sont venus à leur secours. À ce moment, personne n’était encore au courant du naufrage. « Ce n’est qu’à 16 h que nous avons été rapatriés vers Dakar, où nous sommes arrivés vers 2 h du matin », conclut Léandre.
Yaye Bilo NDIAYE (Stagiaire)