À Toubacouta, dans le département de Foundiougne, le passage chez les « Kagnaleng » est incontournable pour les femmes infertiles. Entre prières, rituels de protection et transmission aux plus jeunes, ces dames perpétuent une tradition ancestrale où la vie reste au cœur de tout.
Sur le parvis du centre d’interprétation de Toubacouta, les chaises ont été disposées en cercle. Sur chacune d’elles, une femme s’est installée, drapée dans un pagne aux couleurs éclatantes. Certaines tiennent un foulard soigneusement noué sur la tête, d’autres gardent à portée de main une calebasse ou un collier de perles. Elles sont venues témoigner, expliquer et transmettre. Ce jour-là, les « Kagnaleng » ont accepté de parler de leur rôle, de leur mission et du sens profond de leur rituel. Autour d’elles, des curieux se sont rassemblés : jeunes filles, mères de famille, quelques hommes silencieux. La scène prend des allures d’assemblée. Ici, la parole est une mémoire vivante, et chaque témoignage ajoute une pierre à l’édifice de la tradition.
La première à prendre la parole est Adja Diamé, surnommée Sabaty. Elle ajuste son pagne, jette un regard circulaire sur l’assemblée puis commence. « Notre travail, c’est de faire des prières et des incantations pour les femmes infertiles. Nous aidons aussi celles qui veulent se marier, celles qui cherchent du travail et celles qui perdent leurs enfants à la naissance. C’est une mission qui nous vient de nos mères et de nos grands-mères », introduit-elle. Les femmes présentes acquiescent. Pour beaucoup, le « Kagnaleng » est la dernière réponse quand la médecine échoue ou que la communauté exerce une pression sociale.
Pour le rituel mandingue dans cette partie du département de Foundiougne (région de Fatick), la femme porte un collier autour du cou et une calebasse sur la tête. Elle s’assoit sur une natte, et puis commencent les prières. Quand tout est terminé, elle doit se lever, danser et sortir sans se retourner. « Si elle obéit aux consignes, la bénédiction porte ses fruits », jure Adja. Elle rappelle enfin que ce service n’est pas gratuit : « La prière est monnayée à 15.000 FCfa. Mais ce n’est pas seulement une question d’argent. C’est aussi une façon de donner de la valeur au rituel. » À côté d’elle, Oumy Ba prend le relais. Sa voix est plus douce, mais son propos est ferme. Elle explique la suite, lorsque l’enfant vient au monde après les prières.
Rite né d’une sécheresse et de malheurs
« Si la femme réussit à avoir un bébé, elle doit revenir. Nous faisons alors un second rituel. L’enfant est placé sur un sac de riz vide que nous traînons dans la rue. Ensuite, nous lui donnons un nom. Même si le père a déjà choisi un nom, c’est le nôtre qui doit être pris en compte », explique-t-elle.
L’assistance réagit par des murmures. Certaines sourient, d’autres hochent la tête. Le geste peut sembler étrange, mais il a une valeur symbolique. Oumy précise : « Nous allons ensuite au marché pour demander de l’aumône. Avec ce que nous récoltons, nous préparons un repas. Après avoir mangé, nous nous lavons les mains et les essuyons sur la mère du bébé. Cela protège la maman et son enfant. Enfin, nous essayons d’humilier l’enfant symboliquement, pour qu’il ait honte de repartir. » Le mot « humilier » choque parfois, mais pour elles, il s’agit d’un geste destiné à attacher l’enfant à la vie afin d’éviter la mortalité infantile.
Sur une autre chaise, Issa Diamé, notable respecté, raconte l’origine de cette pratique. Son récit, transmis de génération en génération, donne à la pratique une profondeur historique. « Autrefois, il y avait beaucoup de divorces, de fausses couches, de décès de nouveau-nés et la sécheresse frappait fort. Des femmes se sont rassemblées, vêtues de leurs habits traditionnels, pour prier Dieu dans la brousse. Les gens se sont moqués d’elles. L’une de nos ancêtres leur a dit : « Al kantaly diélé ? » (Pourquoi riez-vous ?). Mais avant même leur retour, la pluie est tombée et les récoltes ont été abondantes. Depuis ce jour, les femmes stériles viennent chercher nos prières, ainsi que celles qui n’arrivent pas à se marier ou celles qui perdent leurs enfants », souligne-t-il. L’histoire du « Kagnaleng » est liée à la survie même de la communauté. Face à l’adversité, les femmes ont pris la responsabilité d’intercéder pour la vie.
Assis un peu en retrait, Mahécor Diouf, directeur du Centre d’interprétation, prend, à son tour, la parole. Il rappelle que le « Kagnaleng » est inscrit dans le patrimoine immatériel de la région de Fatick. « Le « Kagnaleng » n’est pas qu’un rituel. C’est un patrimoine vivant, transmis de génération en génération. C’est aussi une façon de rassembler les femmes, de renforcer les solidarités et de donner une réponse culturelle à des problèmes de société », renseigne M. Diouf. Pour lui, la force du Niombato réside dans sa capacité à unir les différences.
« Sérères, Mandingues, Peuls, Wolofs vivent ensemble. Chacun conserve sa langue, sa culture, mais tous participent à cette richesse commune. Le « Kagnaleng » est une pratique mandingue, mais elle est respectée par tous », rappelle-t-il.
Témoignages
Parmi les chaises, certaines ne sont pas occupées par des guérisseuses, mais par des femmes venues témoigner. L’une d’elles, originaire de Missirah, raconte son parcours : « J’ai fait trois fausses couches. On m’a conseillé de venir voir les « Kagnaleng ». Après leur prière, j’ai eu deux enfants. Chaque année, je reviens pour renouveler les bénédictions. » Une autre, plus jeune, explique qu’elle est venue parce que sa famille la pressait de se marier. « Ici, quand une femme reste longtemps sans mari, elle subit beaucoup de pression. Je suis venue demander de l’aide, pour que les choses s’arrangent », assure-t-elle. Ces paroles montrent que le « Kagnaleng » n’est pas seulement un rituel de fécondité, mais aussi une réponse sociale face aux attentes de la communauté.
Avant la fin de la rencontre, Adja Diamé revient sur la question de la transmission. « Nous ne faisons pas ce travail pour nous seules. Nos filles nous accompagnent. Elles apprennent les chants, les prières, et elles les observeront jusqu’à ce qu’elles puissent les reprendre. C’est une pratique familiale et communautaire », note-t-elle. Cette continuité rassure les habitants. Malgré les changements du monde moderne, le « Kagnaleng » reste vivant. À Toubacouta, il n’est pas une curiosité folklorique. C’est une pratique vivante qui répond aux besoins des femmes et renforce les liens sociaux. Au-delà de la fécondité, il incarne la capacité du Niombato à transformer les épreuves en patrimoine et à donner à la femme une place centrale dans la continuité de la vie.
Par Babacar Guèye DIOP et Marie Bernadette SÈNE (textes) & Ndèye Seyni SAMB (photos)