Deux drames survenus en l’espace d’un mois, à Pikine et à Rufisque, ont ravivé les tensions entre conducteurs de bus « Tata » et jakartamen, ces motos-taxis omniprésents dans la mobilité sénégalaise. Entre rivalité pour la clientèle, insécurité routière et absence de régulation claire, la cohabitation devient de plus en plus difficile.
Le 21 août 2025, une altercation entre un chauffeur de bus « Tata » de la ligne 61 et un conducteur de moto jakarta a viré au drame près du rond-point Sips, à Pikine. Dans une soirée agitée, les insultes ont rapidement dégénéré jusqu’à ce qu’un coup fatal soit porté. Deux semaines plus tard, le 15 septembre, un autre accident a endeuillé la capitale : un bus Aftu de la ligne 62 a percuté un jakartaman (nom donné à un conducteur de moto jakarta) à Rufisque. Le jeune conducteur est décédé sur le coup. Deux faits divers rapprochés dans le temps qui mettent en lumière une réalité devenue quotidienne dans les voies empruntées par ces conducteurs : l’animosité grandissante entre deux acteurs essentiels du transport urbain à Dakar. À la gare de Petersen, Mamadou Diop, chauffeur de la ligne 3, confie sa lassitude : « En réalité, pour dire vrai, aujourd’hui, conduire à Dakar est devenu un enfer quotidien.
Les conducteurs de motos roulent sans respecter le code de la route. Ils coupent la voie selon leur volonté, tantôt sur les trottoirs, tantôt sur la chaussée. Ils prennent nos passagers au nez et à la barbe. Nous, chauffeurs de bus, sommes pris pour des agresseurs alors que ce sont eux qui créent l’anarchie dans les rues ». « Parfois, nous risquons même notre intégrité physique. Quand nous protestons contre leur manière de faire, il nous arrive de subir des menaces ou des insultes. Nous ne sommes pas contre leur travail, mais il faut que chacun reste dans son rôle. Les bus sont faits pour transporter beaucoup de passagers, de manière organisée. Les motos, elles, ne peuvent pas assumer la même mission. Pourtant, elles se placent devant nous, bloquent nos voies et prennent nos clients. Cela crée un climat invivable », poursuit M. Diop, la voix teintée d’amertume.
En parallèle, les bus « Tata », introduits pour moderniser le transport collectif et remplacer les cars rapides vétustes, transportent aujourd’hui des centaines de milliers de passagers chaque jour, selon le président de l’Aftu, Mbaye Amar. Cependant, leur mission est rendue ardue par la concurrence des motos-taxis, plus rapides et plus souples pour les usagers. « Nous ne cherchons pas la bagarre. En réalité, les gens nous appellent pour les transporter quelque part ou pour leurs commandes, parce qu’on va plus vite que les bus.
Ces derniers ne sont pas ponctuels et sont encombrants, c’est pourquoi les passagers se tournent vers nous. Aujourd’hui, à l’état actuel des choses, circuler à Dakar sans jakarta, c’est perdre du temps. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle beaucoup de Sénégalais nous choisissent pour se déplacer », témoigne Modou Kane, conducteur de motos jakarta depuis cinq ans. Il réfute toute idée de concurrence déloyale : « Nous ne sommes pas des ennemis des chauffeurs de bus. Beaucoup d’entre nous viennent de villages où il n’y avait pas d’autres opportunités. Les motos jakarta nous permettent de nourrir nos familles », explique-t-il.
Course à la clientèle
S’il reconnaît que certains jakartamen conduisent de manière imprudente, il soutient que ce n’est pas la majorité. Certains conducteurs sont disposés à recevoir une formation approfondie pour un meilleur respect du code de la route. « Nous sommes prêts à contribuer à l’organisation et au développement de notre pays, mais il ne faut pas nous diaboliser », ajoute M. Kane. Les motos-taxis, importées massivement dans les années 2010, se sont imposées dans le paysage interurbain. Peu coûteuses, elles offrent une solution efficace face aux embouteillages à Dakar. Cependant, elles sont aussi synonymes d’accidents liés à une conduite parfois téméraire et à une absence de régulation.
Les jakartamen interceptent souvent les passagers aux arrêts des bus « Tata », ce que les chauffeurs de bus dénoncent comme une concurrence déloyale. « On s’endette pour avoir un bus, on paie les taxes et les cotisations de l’Aftu. Par contre, eux, roulent parfois sans licence, sans assurance et prennent notre clientèle », fulmine Ousmane Ndiaye, conducteur de bus « Tata » depuis dix ans. De leur côté, les jakartamen estiment qu’ils répondent à une demande que les bus n’arrivent plus à satisfaire : « Quand les bus arrivent, ils sont pleins à craquer. Les gens n’ont pas le temps d’attendre. Nous, on vient compléter le système », argumente Modou Kane.
Au marché de Colobane, Aïssatou Diagne, étudiante de 22 ans, avoue son dilemme : « J’utilise les bus pour aller à l’université, c’est moins cher, mais quand je suis pressée, je prends une moto. C’est dangereux certes, mais je gagne du temps ».
Un problème structurel
Ibrahima Barry, vendeur ambulant, est plus catégorique : « Je préfère les motos jakarta. Les bus mettent trop de temps et parfois ils nous traitent mal. Les motos sont risquées, mais au moins je peux arriver à mon lieu de travail à l’heure ». Ces témoignages montrent une réalité entre ces deux moyens de locomotion. Ces derniers répondent à des besoins différents, mais leur cohabitation non organisée met les usagers dans une insécurité permanente.
Au-delà des accrochages individuels, experts et urbanistes alertent sur un problème plus structurel : l’absence de politique claire en matière de mobilité. Dakar grandit, les besoins augmentent mais les infrastructures ne suivent pas. « On ne peut pas se contenter de laisser les acteurs s’affronter sur la route. Il faut des mesures dissuasives pour éviter les conflits entre conducteurs de bus et de motos. En effet, tant que la régulation ne sera pas renforcée, les drames continueront toujours », analyse Babacar Dramé, chercheur en aménagement territorial à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Les autorités évoquent de nouvelles mesures de régulation, mais sur le terrain, les chauffeurs et les jakartamen continuent de se croiser avec méfiance, d’après bon nombre de Sénégalais.
Par Mamadou Elhadji LY (stagiaire)