Accidentologie et accidentalité : deux mots, deux concepts aux antipodes. La confusion entre les deux empêche souvent de comprendre le phénomène des accidents de la route. Yacine Diagne, ingénieure en biomécanique et spécialiste en accidentologie, nous éclaire au moment où les routes sénégalaises continuent de faire de nombreuses victimes.
Madame Diagne, lors des journées de sensibilisation sur la sécurité routière en entreprise, vous avez parlé d’accidentologie et d’accidentalité. Quelle est la différence ?
L’accidentologie a pour rôle d’analyser les causes des accidents, d’identifier les failles du système de sécurité routière et de proposer des solutions. L’accidentalité, elle, renvoie à l’ensemble des statistiques liées aux accidents : nombre d’accidents, fréquence, répartition géographique, etc. On ne peut donc pas dire que « l’accidentologie est élevée », ce serait comme dire « la cardiologie est élevée » — cela ne veut rien dire. En revanche, on peut dire : « L’accidentalité chez les deux-roues motorisés est en hausse. »
Au Sénégal, ce qu’on fait lors d’un accident, est-ce de l’accidentalité ou de l’accidentologie ?
Ce qu’on fait actuellement, c’est surtout du constat. En cas d’accident, c’est la police qui intervient. Mais il n’y a pas d’expertise automobile, pas de traitement des données lésionnelles, et surtout, pas de synergie entre les différents acteurs (police, santé, secours). Ce n’est donc ni de l’accidentologie, ni une gestion complète de l’accidentalité.
Quels sont, selon vous, les principaux manquements dans la gestion post-accident ?
Ils sont nombreux. Le plus grave, c’est l’absence de coordination. Les pompiers, la police, les hôpitaux : chacun fait des efforts de son côté, mais sans communication ni partage de données, l’efficacité reste limitée. Autre problème : il n’existe pas de numéro d’événement unique. Chaque institution enregistre l’accident de son côté, ce qui provoque des doublons ou des incohérences dans les statistiques officielles. On ne parle donc pas de données fiables.
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Vous avez aussi insisté sur le fait qu’il ne faut pas stigmatiser les responsables d’accidents. Pourquoi ?
Parce qu’en accidentologie, on ne juge pas, on analyse. Il ne faut pas partir de préjugés, mais de faits. On croise des données quantitatives (nombre de victimes, type d’usagers, tranches d’âge, sexe…) avec des données qualitatives (facteurs culturels, habitudes, infrastructures…). Un exemple : pourquoi les piétons ne respectent-ils pas les passages cloutés ? Y a-t-il un problème de sensibilisation ? L’entretien des routes est-il suffisant ? On ne peut pas juste dire : « C’est la faute aux motos Jakarta. » Ce genre de raccourci empêche toute analyse sérieuse.
Fait-on suffisamment ce type d’analyse aujourd’hui au Sénégal ?
Non. Pour l’instant, on se limite à des constats de police, des Pv, des témoignages. Il n’y a pas d’analyse approfondie. L’expertise automobile n’est pas pratiquée non plus. Pourtant, c’est une étape indispensable pour comprendre les causes techniques d’un accident.
Vous dites qu’au Sénégal, en cas d’accident, ont transporte les blessés, mais qu’on ne les prend pas vraiment en charge. Que voulez-vous dire ?
Oui, on transporte les victimes, mais il n’y a pas de vraie évaluation médicale en amont. Les sapeurs-pompiers interviennent, mais ne sont pas toujours formés à l’évaluation médicale d’urgence. Or, il faut une décision médicale avant de déplacer une personne blessée. Faute de médecin sur place, on peut utiliser des outils numériques : des algorithmes de triage (que je développe moi-même) permettent d’estimer la gravité d’un traumatisme et de décider si on envoie une ambulance médicalisée, ou vers quel hôpital orienter la victime.
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Vous avez évoqué un lien entre la saison et la fréquence des accidents. Pouvez-vous expliquer ?
Certains mois connaissent des pics d’accidents : janvier, avril, mai, juillet, septembre. Cela coïncide avec des changements saisonniers : baisse soudaine des températures, forte chaleur, fatigue, stress… ou encore mauvais état des véhicules pendant la saison des pluies : pneus lisses, essuie-glaces défectueux, faible adhérence. Tout cela augmente le risque. Vous critiquez le fait qu’on investisse plus dans la mobilité que dans la sécurité. Que voulez-vous dire ? On construit des routes, on met en place des projets de transport — c’est bien. Mais la sécurité routière est négligée. Il faut se demander : ces routes sont-elles aux normes ? Sont-elles adaptées aux usages locaux ? Y a-t-il des campagnes de sensibilisation continues, ou seulement ponctuelles ?
Le Sénégal a lancé une nouvelle stratégie de sécurité routière. Est-ce une bonne direction ?
C’est une avancée, notamment avec la création du Bureau d’analyse des accidents corporels (Baac), qui va permettre de collecter des données d’accidentalité plus fiables. Mais tant qu’on ne passera pas à l’accidentologie réelle, on ne pourra pas adapter la politique de sécurité à chaque contexte. Chaque région a sa propre réalité : l’accidentologie de Dakar n’est pas celle de Tamba ou Saint-Louis. Il faut une approche locale, adaptée, basée sur des données croisées et une vraie analyse scientifique des causes.
Entretien réalisé par: Elhadji Ibrahima THIAM