Depuis les temps immémoriaux, la lutte sénégalaise intègre des pratiques mystiques comme l’utilisation des amulettes, des potions magiques et des fétiches. Cela, à côté des invocations visant à protéger le lutteur. Ces croyances font le décor des combats et confèrent à la pratique de ce sport une particularité singulière.
Au Sénégal, la lutte est plus qu’un simple sport ; elle est une cristallisation des valeurs, des croyances, des traditions. Qu’il s’agisse de la lutte simple (mbapatt) ou de la lutte avec frappe (beurré door), c’est une pratique culturelle fortement ancrée dans les croyances et traditions locales. En effet, le lien entre la lutte et le mysticisme est profond, omniprésent.
Si les pratiques mystiques sont indissociables de la lutte, elles ont pris de l’envergure avec la professionnalisation de ce sport. Ce qui n’a pas été toujours le cas. D’après des témoignages, Abdourahmane Ndiaye dit Falang, considéré comme le meilleur lutteur de tous les temps, qui a marqué la décennie 1940-1950, misait moins sur le mystique. Dame Gadiaga, son grand compagnon, récemment décédé à Diender, indique que Falang nouait son « nguimb » (petit pagne traditionnel) dans sa chambre. Il ajoute qu’après sa préparation mystique, la légende de Diender portait un caftan (boubou traditionnel mystique) avant de sortir de chez lui sans que personne ne se rende compte qu’il avait déjà terminé sa préparation mystique. Cela contraste avec nos champions actuels. Loin de s’estomper avec la modernisation du sport, le mysticisme reste un pilier central de la lutte, acceptée et même ritualisée. Pour un lutteur, qu’il soit une star des arènes nationales, ou un jeune espoir, la préparation mystique est considérée comme cruciale. Les lutteurs s’entourent de marabouts ou de préparateurs mystiques qui les assistent à travers une série de rituels.
Cependant, si les pratiques mystiques donnent l’impression d’être les mêmes, elles peuvent être singulières selon les régions. Moussa Gningue affirme que le mysticisme de la Casamance est différent de celui du Sine, du Saloum, etc…, même si l’objectif visé est d’influencer l’issue du combat et d’abattre psychologiquement l’adversaire.
-Palmarin, la commune rurale la plus petite du Sénégal, avec 93 km2 pour une population d’environ 10.000 habitants, est un bastion de la lutte, avec trois arènes dans chaque village. Dans ce terroir, les lutteurs connaissaient d’avance l’issue de leur combat. « Nos vieux disaient qu’ils voyaient la chute de nos champions avant leur combat. Ils pouvaient dire que tel champion va tomber cette saison », déclare Georges Faye, dignitaire de Palmarin. Pour la petite histoire, un vieux qui s’appelait Samba Ndama a lutté jusqu’à la fin de sa carrière sans tomber.
Selon des confidences, il bénéficiait de la préparation mystique des vieux et surtout des vieilles dames sérères. Ceux-ci lui disait : « Vas battre ton adversaire et reviens ». Ils savaient à l’avance le résultat du lutteur qui allait combattre.
À Palmarin Ngueth, de vieilles femmes prient pour les lutteurs. Elles se retrouvent sous un arbre ou un étang, pour les prières. Toutes les femmes ne peuvent pas intégrer le groupe. L’adhésion se fait par sélection. Il faut être âgé de cinquante ans ou plus, avoir un enfant, être une fois mariée et avoir des connaissances mystiques. Ces femmes ne sortent que rarement. Quand elles sont dehors, aucune personne ne doit les croiser sur leur chemin. Cela pourrait avoir des répercussions négatives sur lui. Ainsi, quand elles doivent sortir, les gens restent dans leurs maisons jusqu’à ce qu’elles s’éclipsent. La dernière grande sortie de ces vieilles dames remonte avant le combat Yékini-Lac 2, le 24 juillet 2016. D’après les témoignages, ces femmes sont très sollicitées par les lutteurs, car elles seraient très puissantes sur le plan mystique et très respectées. Casamance, un fleuve de mystères La verte Casamance est décrite également comme une zone très mystique. C’est une région où les croyances et pratiques ancestrales sont particulièrement vivaces et où le syncrétisme religieux est très présent. Bien que l’Islam et le Christianisme y soient bien implantés, les pratiques et croyances animistes n’ont pas disparu ; elles ont souvent coexisté, se sont adaptées, et parfois même entrelacées avec les religions monothéistes.
Les caravanes de la paix en Casamance organisées par le lutteur Balla Gaye 2 donnent une idée des fortes prégnances des pratiques mystiques à travers les « bois sacrés» des Diolas du Blouf, du Kassa et du Fogny, mais aussi des pouvoirs des marabouts du Pakao, essentiellement tirés des versets du Coran. Dans le Pakao avec les Mandingues, le mystique est basé sur le Coran. Dans cette zone, les marabouts utilisent à 99% le Coran dans la préparation mystique des lutteurs. Les marabouts Dramé dominent. Ils ont appris le Coran comme leurs aïeux qui furent de grands marabouts et ont acquis leurs pouvoirs mystiques dans la forêt. L’un des plus connus, est Kéba Dramé (décédé) du village de Dar Salam, une des localités les plus mystiques du Pakao. Cette localité est nichée dans la communauté rurale de Sakar, arrondissement de Diendé, région de Sédhiou. Vieil érudit, Kéba Dramé était un chasseur et faisait son mystique avec de l’eau et trois petits bâtons.
De l’autre côté de Dar Salam, se trouve un autre saint homme qui prédit l’avenir avec son chapelet. «Lamine Dramé commence par dire au lutteur qui sollicite ses prières, avec une précision chirurgicale, qu’il est né par exemple un jour de vendredi, ou bien de lundi. Après, il peut jurer la main sur le Coran qu’il est capable d’aider son client à atteindre ses objectifs », souffle Abdoulaye Faty, un enseignant natif de Sédhiou ayant ses entrées dans ce milieu maraboutique des Dramé. Dans le Fogny, c’est-à-dire le département de Bignona, les féticheurs font leur mystique dans le « bois sacré ». À Kagnoba, il y a des marabouts qui ont appris le Coran dans le Pakao et au Mali, mais ils font aussi leurs pratiques mystiques avec les éléments de la nature (arbres, écorces, racines…). Dans le Kassa, c’est une autre réalité. Dans cette zone, les gens travaillent avec les fétiches et sont considérés comme forts et dangereux. Selon nos interlocuteurs, ils font la préparation mystique du lutteur avec du vin. Ils sont généralement des chrétiens ou des animistes et sont très attachés à leurs traditions. Selon plusieurs préparateurs mystiques ayant des entrées en Casamance, on ne peut pas parler de préparation mystique d’un lutteur sans aller à Oussouye où les femmes et les hommes pratiquent la lutte. Dans ce département, les fétiches dominent et sont destinés à protéger les lutteurs contre les mauvais esprits. Tous nos interlocuteurs reconnaissent l’efficacité de leurs fétiches en regardant l’adversaire avant et pendant le combat. Selon eux, les effets sont immédiats.
Ancien membre du staff mystique de Balla Gaye 2, Tapha Sonko explique. « Le lutteur qui prépare un combat peut faire un accident. Il peut tomber avant le combat ou il peut arriver des choses à ses proches », confie-t-il. Selon plusieurs autres sources, il peut arriver qu’un athlète n’a pas le moral au beau fixe parce qu’il est mystiquement atteint. Toutefois, certaines protections ne résisteraient pas aux règles à l’urine.
Il s’agit, par exemple, du mystique fait à base du Coran. Cependant, chez les Diolas, l’urine ne peut rien sur les gris-gris. En effet, si leurs lutteurs plongent leurs amulettes dans un baril d’urine, elles seront toujours efficaces. Il en est de même des protections fabriquées à partir des éléments de la nature. « Il y a des mystiques que l’urine ne peut pas détruire en Casamance, mais on peut le détruire par une simple tape de deux chaussures », déclare Tapha Sonko.
Plusieurs féticheurs ont estimé qu’un lutteur ou son préparateur mystique peut venir faire du fétichisme et que le fétiche parle sans pour autant qu’il le voit converser. « Il peut parler à travers une corne que la personne tient. Il y avait des personnes invisibles en Casamance dans le rang des rebelles. On peut faire en sorte que l’autre ne te voit pas et que tu puisses bien l’apercevoir », raconte un vieil érudit. Il explique que le plus souvent, ce sont des choses bizarres qui s’interposent entre deux personnes et que l’une ne voit pas. L’autre est mystiquement assisté, ce qui fait qu’il voit l’adversaire alors que ce dernier ne l’aperçoit pas. Tout cela est le fait des fétiches. « Tu es en face de deux adversaires sans t’en rendre compte. Il s’agit de ton protagoniste et d’un élément invisible», poursuit la même source. Selon des témoins, Fodé Doussouba avait utilisé ce type de mystique lors de son combat historique contre Demba Thiaw Diène de Yoff, en 1958.
Abdoulaye DEMBÉLÉ