Au Sénégal, les droits télévisés du football peinent encore à devenir un levier économique majeur. Pour le professeur Abdoulaye Sakho, spécialiste reconnu en droit des affaires, en droit économique, en conformité réglementaire et en droit du sport, et vice-président du Jaraaf, cette situation trouve sa source dans une législation obsolète, un spectacle peu attractif et une stratégie sportive déséquilibrée. Dans cet entretien, il appelle à une refonte globale, juridique et économique, pour faire des droits TV un véritable moteur de développement du foot local.
Professeur, où en est aujourd’hui la structuration des droits télévisés pour le football au Sénégal ?
Je ne peux que parler de la structuration juridique, car je ne suis pas technicien de l’audiovisuel. En ce sens, notre pays, en matière de réglementation du sport, vit encore sous l’ère d’une loi obsolète datant de 1984 : la « Charte du sport ». Il faut avouer que cette Charte est complètement dépassée en matière de financement du sport. Son article 42, qui liste les moyens de financement du sport, ne pouvait pas prendre en compte les droits télévisés qui sont aujourd’hui, avec les paris sportifs, ses principales sources de financement. 1984 au Sénégal, c’est aussi l’époque où l’on considérait que le sport était juste un jeu et non une politique publique. On comptait sur le budget de l’État pour la pratique sportive et on n’imaginait pas que cette activité puisse générer des ressources pour l’État. Voilà, à mon avis, pourquoi la structuration des droits Tv est ce qu’elle est aujourd’hui dans notre pays. Cela dit, il y a un projet de texte en circulation, adopté tout récemment en Conseil des ministres. Ce texte, intitulé « Projet de loi relatif aux activités physiques et sportives », qui devrait constituer la partie législative du Code du sport, reconnaît de manière explicite dans son exposé des motifs, parmi les limites de la loi de 1984, «l’insuffisance et l’inadaptation des mécanismes de financement et la faible prise en charge de la dimension économique du sport».
Pourquoi, selon vous, le football local ne parvient-il pas encore à en tirer profit, contrairement à ce qu’on observe dans d’autres pays africains ou européens ?
Parce que, tout simplement, le football local ne présente pas encore les caractéristiques d’un produit que les télévisions peuvent « vendre » à leurs différents annonceurs.
Est-ce un problème de valeur marchande du produit (le championnat sénégalais), ou bien de stratégie de commercialisation et de diffusion ?
Les deux à la fois, à mon avis. Mais beaucoup plus un problème de valeur marchande du produit que de stratégie. Il ne manque pas de compétences dans ce domaine au Sénégal. Mais il me semble qu’on ne réussit pas à créer de l’engouement autour de nos rencontres sportives, et ce n’est pas faute pour les dirigeants d’avoir essayé. Je crois que c’est le spectacle du foot local lui-même qui n’est pas attractif. Les enjeux sont diffus : que peut-on attendre d’un match du championnat local qui justifie qu’on se déplace jusqu’au stade ou qu’on s’accroche à la télé ? J’avoue que je ne sais pas. Le beau jeu n’est presque plus au rendez-vous, les joueurs ne sont plus des stars. Ils n’ont même pas le temps d’être connus qu’ils partent répondre à l’appel des championnats de pays plus rémunérateurs. C’est là que se situe le problème de notre spectacle sportif : les plus talentueux quittent le pays et nous restons avec les moins bons, incapables d’offrir aux clubs sénégalais des parcours raisonnables en Afrique. Cette stratégie est l’ennemie numéro un du foot local et de son attractivité pour la télévision. Comme dans l’économie globale, nous restons des fournisseurs de matières premières brutes. C’est tellement intéressant que les clubs étrangers délocalisent leurs formations ici… Et, pour dire vrai, la fin de cette stratégie n’est pas pour bientôt. Car en plus de l’exode des footballeurs, je vois une tendance — certainement lucrative pour les promoteurs, je n’en sais pas grand-chose, mais pas très bonne pour le foot local : des hommes d’affaires sénégalais investissent dans des clubs à l’étranger et contribuent à faire sortir les talents. Je me demande si l’État ne devrait pas réfléchir à faciliter ces investissements avec un régime fiscal et juridique intéressant pour la reprise de certains clubs au Sénégal par ces investisseurs.
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Justement, quel rôle l’État et la Fédération sénégalaise de football devraient-ils jouer pour rendre les droits Tv plus bénéfiques au foot local ?
Contribuer tous les deux à la construction de grands clubs qui seront de véritables champions sportifs nationaux, mais aussi et surtout des vecteurs de croissance économique. Je peux donner l’exemple du Psg et de sa reprise par le fonds d’investissement qatari (Qsi), avec une forte implication de Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, ce Psg, pour l’année fiscale qui vient de s’achever, a versé à titre d’impôts 371 millions d’euros, un montant comparable à celui des grandes entreprises françaises, dont certaines du Cac 40. D’ailleurs, on avance le chiffre de près de 3 milliards d’euros injectés depuis 2011 par le Psg dans les caisses de l’État français. Ce club ne brille pas seulement sur les terrains, il est aussi un champion économique. Ainsi, pour que les droits Tv soient plus bénéfiques pour le foot local, ils doivent servir de levier financier. Mais les télévisions ne sont pas de bonnes âmes charitables : leurs managers veulent aussi des résultats économiques probants. Il faut donc un bon spectacle, produit par des clubs avec de vrais talents susceptibles d’attirer spectateurs et téléspectateurs. C’est la condition sine qua non pour que les télés investissent et que le foot local en bénéficie.
Selon vous, à quelles conditions peut-on envisager un modèle durable de partage des revenus télé pour renforcer les clubs, former les joueurs et professionnaliser les ligues ?
La réponse appelle à une réflexion beaucoup plus large en vue de définir une stratégie globale d’utilisation des droits de propriété intellectuelle pour financer le sport. Il y a quelques mois, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi) a organisé, avec l’appui du ministère des Sports et de la Culture, une très importante rencontre en ce sens. Les conclusions et recommandations de cette rencontre ne dormiront certainement pas dans les tiroirs, en cette veille d’accueil des Joj dans notre pays. On peut retenir, outre ce que je viens de dire sur la prise en compte par le projet de Code du sport des droits de l’organisateur de spectacle, l’idée que nous, pays exportateurs de sportifs, pouvons prétendre à des droits sur les spectacles sportifs hors du pays, voire en Europe. L’objectif visé est de trouver un système de rémunération vers l’Afrique dans tout spectacle sportif mettant en scène des Africains, des équipes africaines ou, en général, des intérêts africains. Une part de ces retombées financières devrait revenir aux pays africains. Ce n’est pas une revendication pour faire plaisir, c’est tout à fait objectif. Prenons l’exemple français. Dans le calcul de la répartition des droits Tv du championnat de football, aux cinq critères déjà reconnus (part fixe, licence club, classement sportif sur la saison en cours, classement sportif sur les cinq saisons révolues, classement notoriété sur les cinq saisons révolues), pourrait s’ajouter un sixième : celui du nombre de footballeurs africains expatriés.
• Entretien réalisé par Adama Ndiaye