A force de travailler dans l’industrie automobile en Allemagne, pays de référence en la matière, Modou Moustapha Mbathie, ingénieur au prestigieux groupe Bmw, en est venu à rêver de créer un prototype de voiture dédiée au Sénégal et à l’Afrique. Une ambition qu’il a déjà couchée sur du papier à travers un projet industriel automobile allant de la conception à la commercialisation, en passant par la fabrication, l’assemblage et le montage des composants qui sera basé au Sénégal. Dans cet entretien, il décline les grands axes de ce projet qui, pense-t-il, va révolutionner le tissu industriel sénégalais.
Quel regard portez-vous sur le marché de la construction automobile ? Un petit pays comme le Sénégal, peut-il, un jour concurrencer les grandes marques ?
Le Sénégal, bien que petit en taille et en marché automobile, a des atouts qui pourraient lui permettre de développer une industrie automobile compétitive à long terme. Cependant, la concurrence avec les grandes marques internationales nécessitera une approche stratégique et progressive. Le Sénégal peut développer une industrie automobile nationale et régionale, mais concurrencer directement les grandes marques nécessitera des décennies d’investissement et de développement stratégique. En adoptant une approche innovante et adaptée aux réalités africaines, il peut néanmoins se faire une place et devenir un acteur incontournable en Afrique. En tant que constructeur Sénégalais, j’estime que plutôt que de concurrencer directement les grandes marques, le Sénégal pourrait se spécialiser dans des véhicules adaptés aux besoins africains (SUV robustes, voitures solaires, utilitaires économiques), créer des partenariats stratégiques avec des pays comme l´Allemagne, la Chine, la Corée du Sud ou le Maroc pour acquérir du savoir-faire. Il faut aussi miser sur l’innovation locale : en combinant ingénierie moderne et matériaux locaux, le Sénégal peut proposer une offre unique et attractive. Développer une industrie intégrée en produisant localement le maximum de composants pour réduire la dépendance aux importations. Avec la valorisation des ressources locales, le pays peut réduire sa dépendance aux importations de composants automobiles. Pour ce faire, nous pouvons miser sur la main-d’œuvre jeune et dynamique. Mais cela doit passer par des investissements dans la formation technique et l’innovation. Le Sénégal peut développer une industrie manufacturière compétitive.
Au Sénégal, il y a des usines d’assemblage de véhicules. Peut-on les considérer comme de l’industrie automobile ?
Les usines de montage de véhicules des constructeurs étrangers au Sénégal ne peuvent pas être considérées comme une véritable industrie automobile. Je m’explique. Premièrement, une industrie automobile complète implique la conception, la fabrication des pièces, l’assemblage final et le développement technologique. Les usines de montage au Sénégal se contentent généralement d’assembler des pièces importées sans production locale des composants clés (châssis, moteur, carrosserie, etc.). Deuxièmement, ces usines restent sous le contrôle des maisons-mères étrangères qui conçoivent et fabriquent les véhicules dans leurs pays d’origine. Elles ne participent pas à l’innovation ou à la recherche et développement sur place. Troisièmement, une vraie industrie automobile développe un écosystème local avec des sous-traitants spécialisés (métallurgie, plasturgie, électronique, cuir, etc.). Actuellement, au Sénégal, il n’existe pas encore de chaîne de valeur industrielle complète autour de l’automobile.
Vous avez un projet industriel automobile allant de la conception à la fabrication, l’assemblage, le montage des composants et la commercialisation. Comment comptez-vous le matérialiser ?
Pour matérialiser ce projet, plusieurs étapes clés doivent être suivies, chacune soutenue par des actions stratégiques et un plan de financement bien structuré et progressif, alliant la planification détaillée, la mobilisation des ressources financières, le développement technologique et la création d’un réseau d’infrastructures solides. Cela permettra de garantir une production de qualité, une réponse aux besoins locaux et régionaux et une rentabilité à long terme. La création des bureaux d’ingénierie et de management permettrait de réviser l’actuel concept et prototype de nos modèles VPS (La Voiture Populaire Sénégalaise) et AMA (Afrique Mon Afrique), afin de les rendre disponibles pour nos partenaires et investisseurs. Après cette phase, nous passerons à l’extension des usines auxiliaires localisées dans les différentes régions du Sénégal à travers les pôles industriels mentionnés dans la vison Sénégal 2050 pour préparer un échantillonnage, suivi d’une production en série et en masse des voitures.
A la lumière de ce que vous dites, peut-on en déduire que votre projet va se distinguer et apporter de la plus-value par rapport à ce qui se fait au Sénégal actuellement ?
C’est clair. Il vise à créer une industrie automobile intégrée, avec la fabrication locale des pièces (moulage, emboutissage, décolletage, tannage, tissage etc.), la conception et l’innovation adaptées aux besoins africains (énergie solaire, robustesse, coût accessible), la formation et des emplois massifs pour un transfert de compétences. Si le projet réussit, il établira le véritable socle d’une industrie automobile sénégalaise et africaine. Ce sera un tournant historique qui dépassera la simple logique d’assemblage pour poser les bases d’une souveraineté industrielle. Notre projet industriel se distingue fondamentalement des autres initiatives, car il ne repose pas sur la représentation d’un constructeur automobile étranger pour l’assemblage de véhicules au Sénégal, comme on a l’habitude de le voir depuis des années. Notre mission s’appuie sur une démarche révolutionnaire englobant l’ensemble du processus, depuis la conception et le prototypage initial jusqu’à la production en série et en masse d´une voiture « made » in Sénégal. Il s’agit donc d’une véritable révolution industrielle, un projet 100% africain conçu, développé et produit au Sénégal, avec une vision à long terme d’autonomie technologique et industrielle.
Comment le nom du modèle VPS vous est venu ?
L’inspiration m’est venue de l’histoire de l’industrie automobile. Lorsque Adolf Hitler demanda à l´ingénieur Ferdinand Porsche de concevoir une voiture accessible à tous, cela donna naissance à la Volkswagen, la « Voiture du peuple ». Fort de ma connaissance de l’histoire automobile allemande, j’espère qu’un jour, le Président de la République du Sénégal me confiera en tant qu’ingénieur sénégalais, la mission de suivre une trajectoire similaire. Mais au lieu de parler de la « Voiture du peuple », j’ai choisi d’appeler le modèle la « Voiture Populaire Sénégalaise », un véhicule conçu par et pour les Sénégalais.
Ce type de projet demande des investissements lourds. A combien l’estimez-vous ?
Effectivement, ce type de projet requiert des investissements considérables. Nous l’estimons à 1.300 milliards de Fcfa pour la production en série de milliers de voitures par an. Ce montant est nécessaire pour la mise en place d’une industrie automobile intégrée, incluant les infrastructures de production, la recherche et développement ainsi que le déploiement des bureaux d’ingénierie et de management. Étant donné que la conception et la construction d’un véhicule nécessite entre 3 et 5 ans, nous envisageons de mettre en place des bureaux d’ingénierie et de management, accompagnés d’usines auxiliaires dédiées à la production de composants de véhicules. Cette première phase du projet est estimée à 25 milliards de Fcfa.
Avez-vous l’accompagnement de l’Etat du Sénégal et de partenaires financiers ?
Les propositions formulées jusqu’ici par certains partenaires suggéraient d’implanter l’industrie automobile dans un autre pays que le Sénégal, une option qui n’a jamais été envisageable pour moi. « J´ai toujours voulu servir mon pays d´abord ». Après avoir présenté ce projet industriel à l’actuel Premier Ministre Ousmane Sonko, en 2018 lors de sa visite en Suisse, j’ai adressé, en juillet 2024, trois courriers portant sur le projet industriel à la Présidence, à la Primature et au Ministère des Infrastructures et des Transports terrestres et aériens. Au début du mois de janvier 2025, le Ministère de l’Industrie m´a contacté pour une brève présentation du projet et afin d´exposer nos attentes concernant le soutien du gouvernement, qui adhère déjà à l’idée d´une industrie entièrement dirigée par un Sénégalais pour une voiture qui roule pour le Sénégal. Toutefois, concernant l’accompagnement de l’État, nous avons accompli toutes les démarches nécessaires et espérons bientôt bénéficier d’un soutien pour la mise en place des bureaux d’ingénierie et de management, afin de démarrer nos activités. Les partenaires, investisseurs et les banques seront beaucoup plus rassurés si l´État se présente comme le premier partenaire.
Vous dites que des partenaires vous avaient suggéré d´installer votre usine ailleurs qu´au Sénégal ? Pourquoi vous avez refusé l´offre ?
En mars 2018, un investisseur européen m’a proposé d’installer l’usine en Guinée-Bissau, avec un financement initial de 5 milliards de FCfa pour démarrer la fabrication de pièces automobiles probablement pour des raisons stratégiques comme les infrastructures, foncier, les incitations fiscales etc. Malgré l’attractivité de l’offre, j’ai décliné la proposition pour plusieurs raisons solides afin de maintenir le projet au Sénégal. D’abord par engagement patriotique. En effet, mon patriotisme ne me permettait pas d’aller ailleurs et de laisser mon pays derrière. Le Sénégal a besoin d’une industrie automobile nationale, et il était hors de question que ce projet, pensé pour l’Afrique, naisse ailleurs que sur son sol. Il y a aussi la position stratégique du Sénégal. Notre pays bénéficie d’une position géographique idéale pour le développement industriel, sans compter l’accès aux marchés de la Cedeao facilitant l’exportation. Sans compter que le Sénégal a un environnement économique et politique plus stable pour un projet industriel de cette envergure, des infrastructures portuaires et routières développées, permettant une meilleure logistique pour la distribution des véhicules et pièces détachées. Il y a aussi le fait qu’il y a une volonté gouvernementale d’accompagner des projets industriels d’envergure. Actuellement, le Sénégal n’a pas encore une industrie automobile complète. Installer l’usine au pays, c’est poser la première pierre d’une souveraineté industrielle, d’un hub automobile africain. Je ne vois pas le projet VPS seulement comme un business, mais un moteur de développement national et régional. Un pari risqué mais révolutionnaire. Refuser l’offre d’installer l’usine ailleurs était un choix audacieux, mais c’est une décision qui pourrait changer l’histoire de l’industrie automobile sénégalaise. Si le projet réussit, le Sénégal deviendra un acteur majeur de l’automobile sur le continent, inspirant d’autres pays à suivre cette voie.
Qu’est-ce qu’une industrie automobile forte pourrait-elle apporter au Sénégal ?
Le développement d’une industrie automobile au Sénégal présente plusieurs avantages stratégiques, économiques et sociaux, tant pour le pays que pour l’Afrique de l’Ouest. L’implantation de cette usine est une opportunité historique qui pourrait transformer le pays en un acteur clé du secteur automobile en Afrique. En s’appuyant sur l’innovation, la formation et les ressources locales, ce projet pourrait accélérer l’industrialisation du pays, renforcer l’indépendance économique et offrir des milliers d’emplois. Mon plus grand défi, c´est de faire du Sénégal un pays IDDA « Industriel, Développé, Dynamique et Attractif ». Avec une vision stratégique et un soutien gouvernemental adéquat, le Sénégal pourrait devenir un modèle de réussite dans l’industrie automobile africaine. Il y a un intérêt économique et industriel parce que le Sénégal importe la quasi-totalité de ses véhicules, souvent d’occasion. Une industrie locale permettrait de réduire la dépendance aux importations, de limiter la sortie de devises et d’équilibrer la balance commerciale. Cela va permettre de valoriser les ressources locales en encourageant la transformation locale qui permettrait de créer de la valeur ajoutée au lieu d’exporter des matières premières à faible coût. Il y a aussi l’aspect innovation et industrialisation du pays en ce sens qu’une industrie automobile sénégalaise favoriserait le développement de compétences en ingénierie, en robotique et en production industrielle. Cela favoriserait le développement de centres de formation et d’universités spécialisées dans l’ingénierie automobile. Enfin, ce projet comporte une pertinence géostratégique et commercial parce que le Sénégal pourrait devenir un hub automobile pour l’Afrique de l’Ouest, notamment grâce à sa position stratégique et au port de Dakar. En développant des véhicules adaptés au marché africain, le Sénégal pourrait concurrencer les importations asiatiques et européennes. Par ailleurs, produire localement permettrait de réduire le coût des véhicules neufs, les rendant plus accessibles aux Sénégalais. Cela favoriserait l’essor des transports en commun modernes, contribuant à une meilleure organisation des villes.
Combien d’emplois un tel projet pourrait générer ?
Mon projet de construction automobile au Sénégal a le potentiel de générer un nombre significatif d’emplois à plusieurs niveaux de la chaîne de valeur. Ce projet pourrait être l’un des plus grands pourvoyeurs d’emplois au Sénégal et contribuer à structurer un véritable pôle industriel automobile en Afrique de l’Ouest. Un plan stratégique bien structuré et un soutien gouvernemental seront nécessaires pour concrétiser ces ambitions. De la conception jusqu’à la production, on prévoit 10.000 emplois directs concernant l’usine et les activités associées et 30.000 emplois indirects liés aux effets d’entraînement de l’industrie automobile (Sous-traitants, fournisseurs, distribution, logistique, garages, Transport, secteur énergétique et technologique etc.) Ces chiffres sont cohérents avec les projets industriels de grande envergure, notamment dans l’automobile, où une industrie intégrée mobilise de nombreux secteurs (métallurgie, électronique, plasturgie, textile, services).
L’Allemagne est un modèle en matière de construction automobile. Quelles sont les valeurs que vous y avez puisées au moment de monter votre projet au Sénégal ?
En tant qu’ingénieur sénégalais résidant en Allemagne, j´ai travaillé dans de grandes entreprises comme Bmw afin de puiser quelques valeurs clés de l’industrie automobile allemande pour mon projet industriel automobile au Sénégal. Parmi ces valeurs je peux citer l’excellence et la qualité. En effet, l’Allemagne est reconnue pour sa rigueur et son exigence en matière de qualité ; il y a l’innovation et la technologie qui seraient un atout pour le projet de la Voiture Populaire Sénégalaise « VPS ». J’ai également appris des Allemands l’efficacité des processus industriels dont les méthodes seront adaptées aux réalités sénégalaises afin d’améliorer la compétitivité de notre usine. L’acquisition de compétences techniques pointues ainsi que la fiabilité et le respect des délais, ainsi que la ponctualité et le respect des engagements sont des piliers du succès allemand. Instaurer cette culture dans la gestion de mon projet renforcerait sa crédibilité. En combinant ces valeurs aux spécificités du marché sénégalais, mon projet pourrait devenir un modèle d’excellence africaine inspiré des meilleures pratiques allemandes. J´ai épousé et cru ce proverbe allemand : „ Fahrzeugbau ist eine Waffe gegen Armut = La construction automobile est une arme contre la pauvreté “
Vous êtes ingénieur en technologie de l’automobile. Comment vous êtes tombé dans ce métier ?
Après avoir obtenu mon baccalauréat scientifique au Lycée Demba Diop de Mbour en 1999, j’ai poursuivi ma licence en physique-Chimie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, avant de continuer mes études en technologie de l’automobile à l’Université des sciences appliquées de Munich en Allemagne. Mon parcours dans l’industrie automobile a commencé dès mon plus jeune âge, avec une véritable passion pour les véhicules et les technologies qui les façonnent. En grandissant, j’ai toujours été fasciné par la mécanique, l’ingénierie et l’innovation dans le domaine de l’automobile. En étudiant l’ingénierie, j’ai choisi de me spécialiser en technologie automobile en raison de l’impact majeur de cette industrie sur le développement économique et technologique. Une fois diplômé, j’ai eu l’opportunité de travailler dans de grandes entreprises comme Bmw en Allemagne, un pays reconnu pour son excellence dans ce domaine, et c’est là que j’ai pu approfondir mes compétences, collaborer avec des experts et contribuer à des projets de grande envergure. L’Allemagne m’a offert une immersion dans les technologies de pointe et une meilleure compréhension de la façon dont une industrie automobile peut être un moteur de croissance économique et de développement durable. C’est cette expérience qui a nourri ma vision d’adapter ces connaissances et innovations au contexte sénégalais, en voulant construire une industrie automobile locale pour la production d´une Voiture Populaire Sénégalaise « VPS » avec comme slogan : « La voiture qui roule pour le Sénégal ».
Vous avez mis en place le groupe SAMBA et BIMA Engineering. De quoi s’agit-il ?
SAMBA & BIMA est acronyme de Société des Automobile Mbathie & Bureaux d´Ingénierie et de Management Automobile, créée en Février 2017. L´entreprise est une industrie automobile et un réseau créatif qui consiste à associer technologie et créativité en réunissant des ingénieurs sénégalais, des représentants de la communauté créative (Petits génies, autodidactes), et des talents locaux, comme designers, techniciens, mécaniciens, électriciens, tôliers, métallurgistes, mouleurs, tanneurs, plasturgistes, peintres etc… pour un projet industriel innovant allant de la conception à la commercialisation des voitures en passant par la fabrication, l’assemblage et le montage des composants de véhicules.
Avez-vous le sentiment qu’au Sénégal on valorise les champions locaux ?
Le Sénégal a une histoire riche en matière d’entrepreneuriat et d’initiatives locales, mais la valorisation des « champions locaux » reste encore un défi majeur. Il y a des progrès, mais aussi des obstacles qui freinent l’émergence et la reconnaissance des talents nationaux. Il y a de cela quelques années, j’aurais répondu négativement. Mais, depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau régime, j’ai ressenti un élan de patriotisme de la part de nos dirigeants à l´image du Président de la République et son Premier Ministre qui valorisent les champions locaux. Le Sénégal a un énorme potentiel pour faire émerger des champions locaux, mais il faut un changement de mentalité et des actions concrètes pour leur donner les moyens de réussir. Avec une politique économique plus volontariste et une mobilisation citoyenne, le pays peut développer une industrie forte et compétitive. Pour valoriser les champions locaux, je propose de promouvoir le patriotisme économique dès l’école pour encourager la consommation locale; de faire des campagnes comme « Made in Sénégal » pour encourager cette dynamique; de faciliter l’accès aux financements et aux infrastructures nécessaires pour se développer; de créer une joint-venture en associant les grandes entreprises sénégalaises à l’État pour créer des champions nationaux capables de rivaliser avec les multinationales; d’investir dans la recherche et le développement pour permettre aux entreprises locales d’être compétitives sur le marché international.
Entretien réalisé par : Elhadji Ibrahima THIAM