L’intelligence artificielle, longtemps dépeinte par la littérature et le cinéma de science-fiction, n’est plus un concept futuriste. Elle s’est désormais imposée dans les écosystèmes numériques, dans les secteurs de l’éducation, la santé, la finance et la justice comme une réalité omniprésente. Elle symbolise une révolution sans précédent en matière de quête et de production de connaissances. Ses multiples usages vont de la génération de textes et d’images à l’analyse de données et à la prédiction de résultats. Elle se révèle de plus en plus incontournable en tant que catalyseur de l’innovation et de la dissémination de ressources scientifiques et pédagogiques.
Le corpus des IA génératives s’élargit de plus de plus, avec des recherches continues visant à réduire les biais et à renforcer la capacité des modèles à comprendre et produire des réponses plus naturelles et contextuellement appropriées. Pour autant, si l’IA témoigne d’une véritable avancée technologique – ouvrant des champs de possibilités en termes d’accès aux connaissances et de créativité – elle est incontestablement un enjeu majeur de pouvoir sur les plans économique, politique et épistémologique.
Les IA génératives entraînées sur des millions de sources (livres, articles, sites Web, etc.) ne sont pas représentatives des différentes cultures, histoires et traditions philosophiques. Qu’il s’agisse de ChatGPT, Gemini ou Grok, les modèles IA les plus populaires sont développés dans des contextes socioculturels « Autres » et déployés dans une langue étrangère.
Ainsi, les résultats générés à partir de requêtes peuvent systématiquement reproduire des biais sociohistoriques eurocentristes. Au-delà des récits dominants présentant l’IA comme un ensemble d’outils numériques au service du progrès humain, il y a lieu de s’interroger sur son imbrication avec l’eurocentrisme et ses implications épistémologiques.
S’il est impossible de se passer des technologies occidentales, il est en revanche nécessaire d’évaluer dans quelle mesure celles-ci doivent se déployer dans les écosystèmes numériques africains. Se prémunir des algorithmes occidentalocentrés Le système colonial a contribué à l’émergence du capitalisme, non seulement par le biais du contrôle territorial et l’exploitation liée au travail, mais aussi grâce à l’extractivisme scientifique. Dans ce contexte, la colonie était « consommatrice de science » (selon les termes du philosophe Paulin Hountondji) et la métropole représentait le lieu d’énonciation des paradigmes qui ont dominé les sciences humaines et sociales jusqu’aux vagues de décolonisation. La mise en œuvre de cette entreprise savante reposait sur ce que le regretté philosophe congolais Valentin-Yves Mudimbe nomme « bibliothèque coloniale ».
Ce vaste corpus d’écrits sur l’Afrique n’était pas aux yeux de la métropole coloniale un simple réceptacle d’idées scientifiques, mais plutôt un vecteur de conquête et de réification des peuples colonisés et de leurs imaginaires. Ce système à l’origine de l’eurocentrisme a entraîné des types de sous-représentation et d’invisibilisation dans des plateformes numériques mondiales, ce qui pose des défis similaires pour le développement des IA génératives.
Les cas de la Bibliothèque numérique mondiale et l’encyclopédie Wikipédia sont des exemples parmi tant d’autres. La première initiée par l’UNESCO rassemble plus de 19.000 archives (toutes natures confondues), qui reflètent de manière disproportionnée les histoires des peuples du Grand Sud. L’émergence de Wikipédia comme plateforme de connaissances a soulevé plusieurs questions concernant la scientificité des contenus ajoutés et l’identité de ses rédacteurs. Une étude menée par des chercheurs de l’Université d’Oxford en 2015 révèle que près de 45% des contenus édités sur l’encyclopédie sont effectués par des contributeurs résidant principalement en Europe ou en Amérique du Nord.
Plus précisément, il y avait plus d’éditeurs Wikipédia aux Pays-Bas qu’en Afrique tout entière. La bibliothèque numérique mondiale et Wikipédia sont des plateformes collaboratives, sujettes à l’évaluation par des comités éditoriaux, alors que les IA génératives sont les produits d’entreprises privées.
Elles reposent sur l’exploitation de données massives et génèrent des réponses selon leur seuil exclusif de connaissances disponibles. De même que les manuels scolaires ont contribué à la dépréciation des histoires et cultures africaines, les IA génératives peuvent à l’évidence renforcer l’eurocentrisme.
La scientifique éthiopienne Abeba Birhane va jusqu’à établir des continuités entre le développement fulgurant de l’IA et l’extractivisme colonial fondé sur des logiques capitalistes. Elle postule l’idée d’une « colonisation algorithmique de l’Afrique ». Pour elle, les systèmes algorithmiques s’enracinent dans des cadres paradigmatiques occidentaux.
À son tour, Rachel Adams, l’une des rédactrices de la Stratégie continentale de l’IA de la Commission de l’Union africaine, associe l’essor de l’IA à l’avènement d’un « nouvel empire ». Compte tenu de sa portée expansionniste, l’IA pose le défi de la souveraineté numérique tant revendiquée dans les pays africains.
Il s’impose à l’Afrique de tirer profit de cette « quatrième révolution », pourvu qu’elle ne s’inscrive pas dans la logique développementaliste. Dans un contexte où les IA génératives occupent le terrain du savoir, l’appel à « africaniser l’IA » est une invitation à être porteur de son récit et à cesser d’être des consommateurs passifs. Placer l’Université africaine à l’avant-garde L’impact de l’IA sur l’enseignement supérieur en Afrique ne se pose plus, mais plutôt comment les universités africaines s’adapteront à cette évolution.
À mesure qu’elle s’impose dans le champ académique, l’Université africaine (au sens global du terme) doit développer des stratégies prioritaires pour faire de cette technologie un levier d’agentivité et de transformation sociétale.
Au-delà des effets d’annonce que suscite l’IA, la gouvernance universitaire africaine doit désormais inscrire les programmes de formation aux outils d’IA au cœur de ses priorités. Son déploiement doit reposer sur une démarche réfléchie et stratégique. Elle nécessite des investissements, les plus évidents étant les infrastructures, les équipements et les ressources humaines qualifiées. Cette appropriation permettrait de relativiser à la fois le potentiel transformateur des outils IA et les craintes parfois exagérées concernant leurs usages.
La recherche africaine doit aussi s’intéresser aux coûts humains et environnementaux inhérents au développement rapide de l’intelligence artificielle. Le cas des travailleurs qui rendent les IA génératives accessibles et sûres pour la consommation publique est la face cachée de l’industrie de l’IA.
Au Kenya où prolifère le phénomène de l’externalisation (outsourcing en Anglais), des contractuels sont payés en raison de deux dollars par jour pour effectuer un travail traumatisant d’identification de contenus jugés sensibles ou préjudiciables. Ce phénomène connait une expansion sur le continent et ne profite qu’aux géants étrangers de la technologie. L’africanisation devient un impératif. Elle ne traduit pas un isolement. Il ne s’agit pas pour l’Université africaine d’abandonner son crédo de cultiver un écosystème académique propice au développement d’une conscience locale et globale.
Elle peut jouer son rôle d’avant-garde de multiples façons, notamment : prendre conscience du fait que le déploiement global de l’IA peut engendrer de nouveaux rapports de domination ; s’approprier les ressources de l’IA pour qu’elles répondent aux besoins des populations africaines ; arrimer le développement de l’IA avec les réalités, les valeurs culturelles et les priorités africaines ; mettre les géants de la technologie face à leurs responsabilités, au regard des exploitations qui découlent du phénomène de l’outsourcing. Enfin, à défaut de modèles IA entrainés sur des données pluriverselles, elle peut veiller à ce que cette technologie ne se déploie pas comme un ‘produit importé’ dont les modes d’emploi sont totalement inconnus des populations africaines.
Cheikh Nguirane Enseignant-chercheur, Université des Antilles Email : cheikhnguirane@hotmail.fr