L’adoption officielle du programme “Écosystème Start-up » par le gouvernement marque un tournant majeur: le numérique est désormais reconnu comme une infrastructure essentielle de souveraineté pour le Sénégal. Dans cet entretien, Moustapha Ndoye, cofondateur de la startup Chargel, analyse la portée stratégique de cette initiative. Il insiste sur trois réformes prioritaires pour faire émerger de véritables champions continentaux : l’adaptation de la fiscalité au cycle de vie des startups, l’implication cruciale des banques locales dans le financement, et la mise en place de Partenariat public-privé (Ppp) en mode Fast-Track. Il donne l’exemple concret de Chargel, qui, en se positionnant comme plateforme de référence en logistique et fintech, illustre l’ambition nationale de consolider l’industrie numérique et la souveraineté technologique.
Le ministère de la Communication, des Télécommunications et du Numérique a lancé officiellement le programme “Écosystème Start-up”. Comment appréciez-vous cette initiative ?
Le lancement de la « Startup Act » au Sénégal est une décision stratégique et opportune. La transformation digitale du Sénégal arrive à un point de bascule. Le numérique n’est plus un simple secteur ; il est désormais reconnu comme une infrastructure nationale de souveraineté, au même titre que l’énergie ou la sécurité. Ce programme est essentiel pour deux raisons : il offre enfin un cadre structuré et coordonné à un écosystème qui reposait jusqu’à présent uniquement sur la seule force des entrepreneurs et inscrit notre action dans la vision du New Deal technologique qui vise la souveraineté numérique, la production locale et l’emploi des jeunes. En adoptant cette loi, le Sénégal envoie un signal fort : celui de passer du statut de consommateur de technologies à celui de producteur. Les startups sont nos meilleurs atouts pour concrétiser cette ambition, car elles innovent et développent des solutions parfaitement adaptées aux réalités locales. Nous saluons pleinement cette initiative, qui va créer l’environnement idéal pour faire émerger des champions nationaux compétitifs à l’échelle continentale.
L’écosystème des startups sénégalaises a fait preuve d’un dynamisme ces dix dernières années. Quels facteurs expliquent cette évolution ?
La profonde transformation de notre écosystème est le résultat d’une convergence de dynamiques puissantes. Nous assistons à l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs. Formés et exposés aux standards internationaux, ils sont revenus au pays, apportant une excellence technologique, une culture de l’exécution et une ambition globale qui a considérablement professionnalisé l’environnement local. Parallèlement, la démocratisation massive du smartphone et du mobile money a constitué une véritable révolution. Le mobile money a agi comme un catalyseur pour l’innovation dans les paiements, la logistique, la santé et l’e-commerce. L’émergence de la première licorne d’Afrique de l’Ouest francophone a placé le Sénégal sur le radar des Venture Capitalists (VC) internationaux. Nous bénéficions, aujourd’hui, de la présence d’investisseurs et d’accélérateurs de renom (Partech, Seedstars, etc.) qui ne se contentent pas d’injecter des capitaux, mais qui importent des méthodologies, des standards de gouvernance et une discipline de croissance, permettant à nos startups de passer à l’échelle. Enfin, l’Afrique offre un potentiel unique : ses défis locaux – en agriculture, en logistique, en mobilité, en inclusion financière – sont d’immenses opportunités pour la technologie. L’histoire de Chargel, qui utilise le digital pour apporter transparence et fiabilité dans la logistique, en est un exemple éloquent. L’écosystème a clairement quitté la phase exploratoire pour celle de l’industrialisation progressive, et les prochaines années seront capitales.
Quelles réformes sont nécessaires pour faire des startups sénégalaises de véritables championnes continentales ?
Pour faire émerger des champions nationaux, nous devons aligner notre environnement réglementaire sur le rythme d’innovation et les modes de fonctionnement réels des startups. Cela est crucial, car elles évoluent bien plus vite que les entreprises traditionnelles.
Trois réformes sont à considérer comme prioritaires. Notre système fiscal actuel est conçu pour des entreprises matures et n’est pas adapté au cycle de vie des startups, qui investissent massivement avant d’atteindre la rentabilité. Nous avons besoin d’un cadre fiscal qui allège les charges initiales pour encourager l’innovation et attirer les investisseurs étrangers. Il est fondamental de faciliter l’octroi de stock-options et l’actionnariat salarié. Cela est indispensable pour attirer et retenir les talents de haut niveau. Une startup qui réussit est un multiplicateur économique puissant et un créateur d’emplois qualifiés. Notre fiscalité doit encourager cette croissance, non la freiner.
Aujourd’hui, l’essentiel du financement des startups provient de l’étranger. Or, les banques locales ont un rôle majeur à jouer dans le financement des besoins opérationnels des jeunes entreprises : fonds de roulement, crédit fournisseur, préfinancement de factures, etc. La collaboration entre le secteur public, les startups et les banques est la clé. Des modèles comme celui que nous développons avec Chargel Pay et Ecobank pour le financement de milliers de transporteurs prouvent que ces partenariats sont possibles. Une telle collaboration a permis l’explosion des écosystèmes technologiques au Kenya et au Nigeria.
“La profonde transformation de notre écosystème est le résultat d’une convergence de dynamiques puissantes.”
Il est également très important de créer un Partenariat public-privé (Ppp) en mode Fast-Track. C’est potentiellement le levier le plus puissant. Les dispositifs de Ppp traditionnels sont longs et complexes, conçus pour les grands projets d’infrastructure. Ils sont incompatibles avec le rythme de l’innovation. Nous devons mettre en place un Ppp Fast-Track spécifique aux startups, qui soit rapide, flexible et orienté impact. Une startup doit pouvoir tester sa solution pilote en quelques semaines (et non en plusieurs années). Cela implique une contractualisation allégée, un périmètre d’essai limité et un mécanisme d’accord accéléré. L’évaluation doit être basée sur des résultats vérifiables et concrets (réduction des coûts, amélioration des délais, transparence, emploi créé). Après 6 à 9 mois, une décision claire doit être prise: passer à l’échelle, adapter la solution (pivoter) ou clôturer le pilote. C’est le fonctionnement de l’innovation à l’échelle mondiale.
Au-delà de ces trois piliers, la construction d’une industrie numérique durable exige l’émergence de plateformes technologiques souveraines. Les données -logistiques, financières, mobiles- sont un enjeu stratégique national. Le Sénégal doit s’appuyer sur des entreprises locales pour l’hébergement de ses données, le développement d’infrastructures numériques critiques, et la formation aux métiers de la Tech. C’est dans cette perspective que nous proposons, par exemple, la Plateforme nationale de souveraineté des données GPS et logistiques.
Votre startup Chargel est l’une des plus dynamiques du pays. Quels sont vos projets et perspectives ?
Chargel entre aujourd’hui dans une phase de croissance structurante, articulée autour de trois grands axes. Le premier axe est de construire la plateforme logistique digitale de référence en Afrique de l’Ouest. Avec plus de 8000 transporteurs, Chargel opère déjà au Sénégal et en Côte d’Ivoire, et se déploie progressivement au Mali, au Burkina Faso et en Guinée. Nous travaillons avec les plus grandes entreprises du secteur : Maersk, Cma-Cgm, Nestlé, AGL, Auchan ou Pmi. L’objectif est de couvrir l’ensemble des corridors stratégiques de la région d’ici à 2026. Notre deuxième axe concerne l’accélération de Chargel Pay, notre solution fintech dédiée au transport. La technologie permet aujourd’hui, le paiement instantané des transporteurs, l’avance sur facture, le scoring logistique, la facturation automatisée et la transparence des flux financiers. Nous préparons un pilote avec trois à cinq entreprises majeures, en partenariat avec une banque leader. Notre objectif est de financer plus de 28 milliards de FCfa de flux logistiques dans les prochaines années.
Ainsi, nous voulons contribuer à la souveraineté numérique du Sénégal, en lançant une plateforme nationale de données GPS, une unité d’assemblage de traceurs GPS au Sénégal, un centre de formation aux métiers de la télématique et un système de suivi en temps réel des flux logistiques stratégiques. Ce projet s’inscrit pleinement dans la vision du New Deal technologique et pourrait générer des centaines d’emplois qualifiés. La logistique est la colonne vertébrale de l’économie africaine. En modernisant ce secteur grâce à la technologie, le Sénégal peut devenir un véritable hub régional. Chez Chargel, nous construisons une infrastructure numérique robuste, souveraine portée par des talents locaux. Notre ambition est de positionner Chargel comme un champion africain de la logistique digitale et de la fintech, visant à générer un impact économique massif, créer de l’emploi et consolider la souveraineté technologique du Sénégal.
Propos recueillis par Demba DIENG


