Deux ans après la disparition de Jean-Baptiste Ngor Codou Diouf, Fadiouth s’apprête à renouer avec une tradition pluriséculaire : l’intronisation du Roi de la mer. Dans l’attente du 25e « Sacuur » ce mois de mai, l’île aux coquillages retient son souffle dans une ferveur mêlée de mystère et de solennité.
En ce mardi 13 mai 2025, le temps semble suspendu à Fadiouth. La marée basse découvre les flancs assoupis de la mangrove, tandis que le soleil de midi, adouci par la brise marine, caresse les eaux miroitantes. Philippe manie la rame de sa pirogue avec une grâce ancestrale. Sous ses gestes mesurés, l’embarcation fend le silence et trace un sillon poétique à travers un tableau mouvant : reflets argentés, oiseaux marins en voltige, pont de bois en vigie.
À l’horizon, le cimetière mixte s’annonce, refuge éternel de la mémoire insulaire, témoignage éloquent de ce vivre-ensemble dont le Sénégal se fait la vigie. Fadiouth se révèle ensuite, paisible et lumineuse, avec ses sentiers nacrés, ses greniers suspendus et son âme gravée dans les coquillages. L’île s’apprête à vivre un moment rare, précieux : l’intronisation du 25e roi de la mer, avant la fin du mois de mai.
Le « Sacuur », figure sacrée et séculaire, manquait cruellement depuis la disparition du 24e roi, Jean-Baptiste Ngor Codou Diouf, il y a bientôt deux ans. Une absence lourde de sens, tant le roi de la mer est plus qu’un titre : il est la conscience rituelle et spirituelle du peuple sérère.
Une tradition séculaire
Sur la place du village, Raymond Ndour, doyen au regard sage, observe la scène avec recueillement. Le vent joue dans ses cheveux blancs, comme pour saluer l’histoire qu’il porte. « Le Sacuur, ce n’est pas qu’un homme. C’est un savoir ancien, un poids d’héritage. Toute la communauté l’entoure : une reine, un sage, et tout un peuple qui veille », confie-t-il.
Dans sa voix, on devine l’écho des tambours d’autrefois, des prières chuchotées aux ancêtres, des chants dédiés à la mer. « N’importe qui ne peut pas être Roi de la mer, car ça exige un grand savoir, une sagesse. Pour comprendre le poids de cet évènement, il faut juste venir à l’intronisation », soutient le sexagénaire.
Un peu plus loin, autour d’un thé partagé à l’ombre d’un baobab, Embrouille Diokh sourit, les yeux pétillants d’attente. « Cela fait trop longtemps que nous attendons. Le roi de la mer ne se choisit pas à la légère. On ne le désigne pas, il se révèle. », fait-il savoir.
Mais, la date de l’intronisation reste un secret jalousement gardé par les familles gardiennes du rite. Tout ce que l’on sait, c’est que le nouveau « Sacuur » sera intronisé avant la fin du mois de mai. L’identité de celui qui sera choisi n’est pas encore révélée. Mame Ousmane Seck, jeune insulaire curieux, arpentant le pont de l’île, avoue dans un souffle : « Je n’ai assisté qu’à deux intronisations. Comme les insulaires, je ne sais pas aussi le jour exact de l’intronisation encore moins le prochain roi, même si je pense à un vieux de la lignée ».
Selon lui, c’est un évènement mystérieux. Chacun ressent quelque chose de sacré, de plus fort que l’humain. À Fadiouth, cette tradition est l’expression vivante du « tim » « jaxanoora », un matriclan sérère gardien des eaux et de la pêche. Le pouvoir sacré repose sur quatre lignées : deux royales, Tiboye Demba Dahanel et Ndiaré Sarr et deux sacerdotales, Diaher Gorane et Tening Codou. À tour de rôle, ces branches élisent un « Sacuur » (roi de la mer), chargé de préserver l’équilibre entre les hommes, la mer et les récoltes.
Un lourd poids
Mais, le Roi de la mer n’est pas qu’un prêtre. Il est juge, médiateur, gardien de la paix en brousse, en mer et au village. Il veille à l’abondance du poisson, à la fertilité du mil, du sorgho et du riz. Il intercède par la prière et les libations lorsque la mer se fait avare ou que la terre crie famine. Jean-Baptiste Ngor Codou Diouf, le 24e roi, l’avait confié en ces termes lors de son intronisation : « C’est une tradition héritée de nos aïeux. Quand les ressources se font rares, les femmes viennent nous confier leurs peines. Par nos prières, nous faisons revenir la vie.»
Une fois intronisé, le « Sacuur » ne sera plus jamais comme les autres. Ses habits ne devront plus effleurer la mer, son corps ne quittera plus jamais l’île. Il s’efface doucement du monde profane pour entrer dans une sacralité silencieuse et immuable. Désormais, il régnera dans le royaume de Joal-Fadiouth, entre le sable et l’écume, entre le passé et l’éternité.
Sous les pas des insulaires, les coquillages chantent l’approche d’un nouveau cycle. Dans chaque regard croisé, on sent l’émotion d’un peuple qui s’apprête à renouer avec sa mémoire vivante. Le roi revient. La mer attend. Et Fadiouth, dans sa beauté suspendue, s’apprête à écrire une nouvelle page de son histoire, à la fois immuable et renaissante.
Par Adama NDIAYE (Envoyé spécial)