« Il faut tout un village pour élever un enfant », dit-on. Mais les vicissitudes de la vie peuvent conduire la maman à élever son enfant seule jouant ainsi la mère et le père. Entre charge mentale, manque de soutien et difficulté à refaire sa vie, chaque jour est un défi quand on endosse cette double casquette.
Par Arame NDIAYE
La couleur vaut le détour. D’un rose éclatant et lumineux, cette maison située à Medina Gounass rappelant les bâtisses de l’époque coloniale attire tous les regards. Une architecture qu’elle doit à son passé récent, car abritant les locaux de l’ancien tribunal de la ville de Guédiawaye. Aujourd’hui, la Maison Rose ou « Dar as salam » (maison de la paix) est devenue un refuge pour les mères solos les aidant à se reconstruire et bâtir un nouvel avenir.
Dans la Maison Rose, la présence de cette couleur riche en symboles se perçoit dans chaque coin et recoin. Du rez-de-chaussée au plafond, cette teinte symbolisant l’affection et la douceur marque son empreinte comme pour rappeler aux pensionnaires qu’elles n’y trouveront que des ondes positives. Une positivité perceptible à des kilomètres à la ronde. En effet, en foulant le sol de ce cocon protecteur en ce début d’après-midi, les rires d’enfants titillent la curiosité. Une curiosité qui donne envie de percer le mystère qui se cache derrière ces murs. Cette atmosphère enjouée contraste avec le vécu des pensionnaires. Ouverte depuis 2008, la Maison Rose accueille des femmes victimes de violences, de viol, d’inceste ou encore de grossesse précoce. « Le but est de les aider à faire face à leurs histoires et de leur permettre une renaissance », explique Mona Chasserio, fondatrice de la Maison Rose.
Chaque porte de la Maison Rose ouvre sur des histoires de mères célibataires. Mais l’histoire de Codou Diop et celle de Khoudia Mbaye (noms d’emprunt) valent la peine que l’on s’y arrête avant de continuer à explorer les chambres de ce cocon protecteur. Au premier étage de cette bâtisse, ces jeunes filles vivent avec leurs enfants respectifs. Assises sur leur lit, un peu hésitantes, elles jouent nerveusement avec leurs doigts, le regard fuyant.Codou Diop est la première à partager son jardin secret. La jeune fille de 23 ans a vu, en ce récit, la clé pour faire la paix avec son passé. C’est justement ce qu’apprend la Maison Rose à ses résidentes : « laisser son sac de problèmes derrière soi et avancer sereinement ».
Havre de paix pour mères célibataires
Le 25 janvier 2024. Codou Diop n’est pas prête à oublier cette date. C’est ce jour que la fille de 23 ans a foulé le sol de la Maison Rose avec sa grossesse de sept mois. Et depuis ce jour, Dar es Salam est devenue son « havre de paix ». Violée par son père, la jeune femme de teint clair et au corps svelte voit sa vie chamboulée à tout jamais. Face à ce « déshonneur », elle essaie de se débarrasser de cette grossesse. « Je voulais coûte que coûte en finir avec cette grossesse. Je me suis retrouvée à l’hôpital. Le médecin m’a mis en rapport avec une «bajenu goox»,narre-t-elle le regard hagard. Elle finit par atterrir à la Maison Rose à sept mois de grossesse. « Je suis restée trois jours à pleurer. Mais avec les activités de création et d’éveil, j’ai pu accepter ma situation de mère célibataire et cet enfant », confie la maman d’une petite fille.
Khoudia Mbaye a longtemps bourlingué avant d’arriver à la Maison Rose. La fille de 20 ans a connu une vague de mésaventures dans sa vie. Dar es Salam est sa planche de salut, sa bouée. En effet, issue d’une famille dont les parents ont divorcé, Khoudia a dû faire face aux réalités de la vie. Elle choisit de vivre chez son père. Ce dernier se marie et elle doit supporter « les humeurs de sa belle-mère ». Celle-ci va convaincre son père de l’envoyer chez ses grands-parents puis chez sa tante paternelle. Elle va y faire la rencontre d’un jeune homme. Ce dernier fait miroiter à la jouvencelle un amour éternel, amour qu’elle n’a plus connu depuis la séparation de ses parents. À 16 ans, Khoudia se retrouve avec une grossesse.
« Mon père m’a laissée à mon sort à cause de cette erreur de jeunesse. Il m’a clairement fait savoir qu’il était déçu et qu’il aurait préféré que je sois avec ma mère », avoue-t-elle, les yeux larmoyants. Cette réaction, selon le sociologue Souleymane Lo, est due à la perception de la société sénégalaise sur les mères célibataires souvent marquée par des jugements sévères et des stigmatisations. « Elles sont souvent perçues comme ayant transgressé les normes sociales et religieuses. Sous cet angle, elles font l’objet de rejet par leur famille et la communauté, ce qui les conduit parfois à l’isolement », a expliqué le sociologue.
Khoudia Mbaye coupe les ponts avec les siens et décide de se trouver une chambre pour elle et son fils. Abandonnée par sa famille et le père de son enfant, elle doit se débrouiller seule pour subvenir à ses besoins. Quelques mois plus tard, elle finit par renouer le contact avec le père de son fils et s’ensuit une nouvelle grossesse. « Il m’avait promis monts et merveilles. Mais il m’a de nouveau abandonné juste après l’annonce de ma grossesse », dit-elle d’un air dépité. Elle se retrouve avec deux bébés sur les bras. « C’était très difficile psychologiquement. J’en suis même venu à abandonner mon nouveau-né devant une maison, faute de quoi le prendre en charge », révèle-t-elle. Avec l’aide d’une bonne volonté, elle arrive à récupérer son fils. « Cette personne m’a ensuite conduite à la Maison Rose. J’y vis depuis deux mois avec mes deux fils en toute sérénité », confie-t-elle. Après sa longue traversée du désert, Dar es Salam est devenue son oasis où Khoudia voit « une nouvelle porte » qui s’ouvre pour elle et ses enfants.
Le père, l’absent le plus présent
« On ne prend pas rendez-vous avec le destin. Le destin empoigne qui il veut, quand il veut », écrivait Mariama Ba. Ces quelques mots suffirent à décrire la vie de Asta Mbow. Contrairement à Codou et Khoudia qui ont pu compter sur le soutien de la Maison Rose, Asta, elle, a dû faire face à son destin. « Mon mari est mort l’année dernière des suites d’une maladie. Mais j’ai toujours du mal à l’accepter surtout avec les enfants », lâche-t-elle visiblement émue. De mariée depuis un an, elle se retrouve veuve avec deux enfants à charge. « J’essaie de tout faire pour qu’ils ne manquent de rien », avoue la commerçante. Mais il y a un manque qu’elle ne peut combler : l’absence de son mari. « Elle se fait énormément ressentir dans l’éducation des enfants. Il leur manque cette présence paternelle que je ne peux combler », lâche-t-elle, plongée dans ses souvenirs, seules choses qui lui restent de son doux et tendre mari.
Les souvenirs, eux, restent tatoués dans la tête de Khady Barry (nom d’emprunt). Elle se souvient encore des difficultés à subvenir aux besoins de sa fille huit ans en arrière. « C’est un lointain souvenir, dont la douleur et les séquelles restent toujours présentes », avance la trentenaire. En effet, les difficultés liées à l’éducation d’un enfant ne s’oublient pas facilement surtout sans le père. « Ce dernier n’était pas prêt à prendre en charge un enfant. Il disait avoir des études à finir et un début de carrière à bâtir. Un enfant serait un frein pour tous les deux », se rappelle amèrement celle qui est tombée enceinte à 22 ans juste après sa licence. Cela n’entache en rien sa volonté de réussir ses études. Mais c’est sans compter sur la réalité d’une maman solo. « Cette période a été très compliquée sur tous les aspects. Je peinais à subvenir aux besoins de ma fille », avoue-t-elle.
Mais pour Khady Barry le plus dur est d’expliquer à son enfant pourquoi elle ne pouvait grandir avec un père et une mère sous un même toit. « Je devais veiller à jouer au gendarme pour la recarder ou à la maman pour la rassurer et combler le vide laissé par le père », se rappelle la trentenaire. Ce manque de présence masculine, poursuit-elle, a eu des séquelles sur l’éducation de sa fille qui voit en tout homme une figure de père. « J’ai dû également la priver de beaucoup de choses. Je ne pouvais lui offrir que le strict minimum, sans travail ni soutien du père. Ma fille a un énorme problème avec l’autorité. Que ce soit à l’école ou à la maison, elle a du mal à être disciplinée ou à suivre les ordres », reconnait-elle. Endosser cette double casquette n’a pas été de tout repos d’après la conseillère clientèle dans une société française de télécommunications.
Poids des charges
Les mères célibataires au Sénégal font face à plusieurs défis spécifiques liés à la charge de l’enfant, selon le sociologue Souleymane Lo. « Elles sont contraintes de jongler entre le travail et les responsabilités parentales, ce qui peut être épuisant », explique-t-il.
Khady Barry a, quant à elle, jonglé entre ses études et l’éducation de sa fille. « J’ai dû laisser tomber mes études en master 2 et le stage qu’un de mes formateurs m’avait trouvé. Financièrement, je ne m’en sortais plus. Je n’avais plus les moyens de payer la garderie et d’acheter le minimum nécessaire pour la survie du bébé », révèle-t-elle. La mère célibataire avoue avoir du mal à faire face aux charges. À un certain moment, confie-t-elle, les couches, les vêtements et les trois repas quotidiens étaient difficiles à gérer au quotidien. « Nous pouvions rester des jours sans manger. Nous n’avions aucune aide financière, aucun soutien moral ou autres. Nous étions seules et cela durant plusieurs années », conte-t-elle tout en soulignant que même les hôpitaux et les ordonnances étaient un luxe.
La justice, l’autre affaire
La prise en charge des besoins des enfants de mamans solos dépend des cas à en croire Malick Ndour, greffier. « Les mères célibataires qui ont obtenu la garde des enfants, à l’issue d’un divorce, quant à elles, peuvent buter également sur la difficulté de recouvrement du montant de la pension alimentaire due par leurs ex-époux, surtout si ces derniers n’ont pas une activité rémunérée par une administration publique ou privée », enchaine-t-il. Malick Ndour relève aussi le fait qu’elles sont laissées à elles-mêmes, sans aucune assistance ni pension alimentaire de la part de leurs ex-époux. « Elles ne peuvent même pas se prévaloir de la garde de fait, obligées de quémander une autorisation parentale pour pouvoir voyager avec leurs enfants », souligne-t-il. Selon le juriste, la prise en charge des frais médicaux et pharmaceutiques de ces enfants s’inscrit dans cette dynamique.
Pour le cas des mères célibataires résultant d’une relation naturelle, le juriste de formation explique que le premier défi se rapporte à la reconnaissance de leurs enfants. « La plupart des enfants issus d’une relation naturelle se heurtent à un refus de paternité. Les bourreaux refusent de s’assumer et par ricochet se gardent de les reconnaître. Il se pose également l’écueil de leur déclaration. Ils ne sont souvent pas déclarés, mal déclarés ou au nom exclusif de leur mère, suivant la mention Pnd (Père non dénommé) avec tous les dégâts collatéraux au plan psychologique, social, pouvant résulter de cette déclaration. Une situation qui peut porter préjudice à la jouissance de certains de leurs droits (droit à une identité, à l’éducation…) », énumère-t-il. Me Ndour évoque également comme autre difficulté la prise en compte dans l’héritage en cas de décès du père. « Même si ces derniers les reconnaissent, ils sont parfois victimes des clichés d’ordre religieux avec des tentatives de mise à l’écart dans l’héritage, bien que le code de la famille ait été explicite à travers la dévolution successorale de droit musulman (article 571 et suivants du Code de la Famille », renseigne-t-il.
À contrario, renchérit-il, s’ils ne sont pas reconnus, ces enfants des mères célibataires, n’ont même pas droit d’être reconnus comme héritiers d’un père biologique fantôme. Pis encore, aux termes des dispositions de l’article 196 du Code de la famille, il leur est interdit la recherche de paternité, exception faite des cas prévus à l’article 211 dudit code.
Difficile recommencement
La première relation avec le père de son enfant peut laisser un goût amer chez la maman célibataire. Certaines en viennent même à perdre l’envie de revivre une histoire d’amour. C’est le cas de Khoudia Mbaye. Après son histoire avec le père de ses deux fils, la femme de 20 ans dit être devenue « méfiante » vis-à-vis des hommes. « J’ai récemment rencontré quelqu’un qui m’a fait part de son souhait de faire de moi sa femme. Mais je ne peux m’empêcher de penser à comment cela sera perçu par sa famille et son futur rapport avec mes enfants. C’est pourquoi je reste sur mes gardes », dit-elle d’un brin mélancolique.
Mariama Badiane s’est tout simplement résignée à finir sa vie en solo. Mère de trois enfants, la femme de 56 ans ne se consacre, aujourd’hui, qu’à ses fils. « Je suis venue rejoindre mon mari en France en1993. Mais c’est en 2016 que nous avons pris des chemins différents. Depuis, je m’occupe des enfants. Cela me suffit et refaire ma vie n’est pas un besoin pour moi », avoue la consultante en droit familial. Flamme difficile à raviver !
« Je suis restée célibataire presque 6 ans, seule avec mon enfant. Introduire à nouveau un homme dans ma vie me terrifiait », confie Khady Barry sans détour. La femme de 30 ans s’est posé beaucoup de questions avant de présenter à sa fille son futur époux. « Comment ma fille allait le vivre ? Cet homme accepterait-il mon enfant ? Sa famille allait réagir comment ? S’il y a un souci après le mariage, allais-je me retrouver encore enceinte et de nouveau mère célibataire ? Allait-il m’abandonner à son retour ? Serais-je encore obligé de mettre ma vie en suspens pour élever un autre enfant ? C’était là les interrogations qui me taraudaient chaque jour », se remémore-t-elle. En dépit de ces appréhensions, elle finit par faire confiance à l’avenir et sauter le pas. Les premiers mois de mariage ont été difficiles pour celle qui a dû laisser son enfant au Sénégal afin de rejoindre son époux dans un autre pays. « Elle s’est sentie abandonnée à son tour, déjà qu’elle n’avait qu’un seul parent, une mère qui faisait office de père également. On a vécu séparé quelques années, le temps pour moi de bâtir un foyer stable et la faire venir auprès de nous », explique-t-elle. Avec le temps, Khady Barry a appris à refaire confiance et elle a accepté une figure d’autorité en son mari qui joue actuellement le rôle de père, rapport que sa fille n’a jamais eu avec son père biologique. « Vivre dans une famille recomposée n’est jamais facile, mais c’est mieux qu’une mère seule, on a quelqu’un sur qui s’appuyer et déléguer certains devoirs », reconnait-elle.
Le sociologue, Souleymane Lo, explique qu’il est difficile pour les mamans solos de trouver un partenaire de vie. Cependant, il tient à relativiser en affirmant que pour surmonter ces écueils, les mères célibataires doivent davantage travailler sur leur estime de soi en ayant confiance en elles et en leurs capacités à trouver l’amour. Elles doivent se concentrer sur leurs besoins pour ne pas négliger leurs propres désirs. Et enfin, elles doivent s’armer surtout de patience. Trouver le bon partenaire prend du temps. « Il est important de ne pas se précipiter et de prendre le temps de faire connaissance », signale-t-il. Après tout, tout vient à point à qui sait attendre !
724 dossiers traités par l’Association des juristes sénégalaises
Les mères célibataires qui font appel à l’Association des juristes sénégalaises (Ajs) sont nombreuses à en croire Ndeye Madjiguéne Sarr Bakhoum, coordinatrice de la boutique de droit de Pikine. De janvier 2023 à juin 2024, les neuf boutiques de droit de l’Ajs ont reçu et traité 724 dossiers mères célibataires selon Mme Bakhoum. Cette dernière explique qu’elles viennent principalement pour les questions de droit de la famille. Selon la coordinatrice de la boutique de droit de Pikine, 430 dossiers portent sur des cas d’état civil avec les demandes de procédure de déclaration tardive de naissance, suivie des cas de garde d’enfant avec demande de garde légale et de recherche de paternité pour les enfants dans les grossesses non reconnues. Il s’ensuit des questions de violence avec 199 dossiers de violence physique (coups et blessures), d’ordre économique (refus de verser la pension alimentaire), d’ordre psychologique (menaces, injures, dénigrements), d’ordre sexuel (harcèlement, viol, détournement de mineur…).
« Le refus de paternité est également courant, car les possibilités judiciaires ne sont pas trop larges pour les mères célibataires, et le Code de la famille de 1972 offre davantage de possibilités aux hommes », renchérit la juriste consultante. À cet effet, poursuit-elle, l’interdiction de la recherche de paternité est organisée par l’article 196 du code de la famille qui précise que la recherche de paternité est interdite. Et l’établissement de la filiation paternelle est interdit à tout enfant qui n’est pas présumé issu du mariage de sa mère ou n’a pas été volontairement reconnu par son père. Ndeye Madjiguéne Sarr Bakhoum précise qu’il n’y a aucune possibilité judiciaire si le père décide de ne pas reconnaître son enfant, et aucun rapprochement paternel ne sera fait. « Il est donc interdit de rechercher judiciairement la paternité naturelle sauf dans des cas exceptionnels. Mieux, au regard de l’article 277 du code de la famille, c’est la notion de puissance paternelle qui est consacrée au lieu d’autorité parentale, ce qui fait que, même divorcées, les femmes rencontrent des difficultés pour prendre certaines décisions pour leurs enfants », renseigne-t-elle.