C’est en 2005 que Ndiaga Mbaye est mort à l’Hôpital Principal de Dakar, dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 février, après avoir été alité durant plus de deux ans. Dans la fin de matinée dominicale, on inhumait le maestro à Touba. Ce décès est le bout d’une carrière de 35 ans, mais n’est qu’un segment dans ce que Ndiaga Mbaye symbolise d’inspirateur et de source inexhaustible.
Il aurait eu 77 ans aujourd’hui. Oui, vous vous en étonnez parce que Ndiaga Mbaye avait l’air d’avoir cet âge en mourant. C’est qu’à 57 ans, quand il décédait le 13 février 2005, le griot avait fini d’être un sage à tous égards. Par son art, sa posture et son propos de tous les instants. Il est désigné par excellence comme le parolier de la musique sénégalaise. À travers son œuvre, il offre à la critique de notre patrimoine culturel, et pas que musical, une matière florissante et exceptionnellement fournie. C’est ainsi que Ndiaga Mbaye est logé au panthéon des philosophes sénégalais majeurs, avec Kocc Barma Fall, Khaly Madiakhaté Kalla, Ndamal Gossas, Cheikh Moussa Kâ… L’homme est né en 1948, à Tattaguine (département de Fatick). Il abandonne ses études au Cem Fatick pour ensuite intégrer l’armée à 18 ans. Il va à la Marine nationale, ayant parallèlement réussi le concours de Gendarmerie nationale. « C’est lors de la Semaine de l’Armée nationale que son talent est repéré par le ministre de la Culture de l’époque, Assane Seck, qui le dirige aussitôt vers Maurice Sonar Senghor, directeur du Théâtre Daniel Sorano », raconte Mohamed Sow, dans son podcast consacré à Ndiaga Mbaye, paru jeudi dernier sur YouTube.
C’est ainsi que l’artiste rejoint l’antre culturel en fin 1968, affecté dans un premier temps à la section Troupe nationale dramatique. Il interprète le rôle du griot attitré dans la pièce « L’Exil d’Alboury » de Cheik Aliou Ndao. Il se distingue aussitôt et brillamment au Festival culturel panafricain d’Alger (juillet-août 1969), au terme duquel il est primé. Ndiaga Mbaye s’envole ensuite avec la troupe de Sorano pour le Maroc, la France, la Suisse, entre autres pays où sa seule voix a pleinement suffi comme ambassadeur du patrimoine musical sénégalais. Tel le Phénix ! Thione Ballago Seck, qui témoignait dans « Le Soleil » au lendemain du décès de Ndiaga Mbaye, affirmait avoir connu Ndiaga avec Ndiaye Samb Mboup, à Pikine, alors qu’ils animaient leur troupe de quartier. Auparavant, dans sa prime jeunesse à Tattaguine, il écumait les « kassak » (veillées pour les circoncis), les « mbappat » (veillées de lutte traditionnelle) et autres cérémonies familiales. Son père s’opposait alors catégoriquement à ce qu’il chante. Mais le pater, se résignant bien plus tard devant la passion du fils, lui donnera son aval.
Mais il lui interdit formellement de jouer au xalam. « Il avait tracé des signes sur mes paumes, et depuis je ne sais plus jouer au xalam. Cependant, j’en garde la science. C’est moi-même qui donne les notes pour mes chansons », confiait Ndiaga Mbaye dans le documentaire de Laurence Gavron et Hamidou Dia, « Ndiaga Mbaye, le maître de la parole » (2001). Avant l’étape algérienne avec le théâtre Sorano, il s’était présenté aux Sénégalais par « Mbëggeel » (l’Amour), où la chaleur et la puissance de sa voix achevaient de séduire ses compatriotes. La chanson se diffuse plusieurs fois à la radio nationale, passe rapidement à la légende, et marque les esprits au point d’inspirer Laye Mboup (avec Gouye-Gui – Orchestra Baobab) et Youssou Ndour plus tard (Plus Fort). Jusqu’en 1975, Ndiaga Mbaye est prolixe avec Sorano. Il signe plusieurs œuvres inspirées de la philosophie wolof, nous dit Mohamed Sow, notamment avec des textes empruntés à Serigne Moussa Kâ et Serigne Hady Touré. En 1976, des flancs du Théâtre national Daniel Sorano, il sort sa toute première cassette, intitulée « Soirée sénégalaise ». L’album contient six titres : « Nietti Abdou », « Diamono », « Lamine Gueye », « Dhâ-Me », « Diouboo » et « Yedaaké ».
Aucun ne porte de ride après 49 ans. Malheureusement, le succès de Ndiaga Mbaye, encore grandissant avec ce premier opus, complique sa pension au Sorano. Dans les archives du service Documentation de la Compagnie nationale du Théâtre Daniel Sorano, nous avons retrouvé la lettre de licenciement de Ndiaga Mbaye, numéro matricule 083 618/R, pour absence prolongée et non motivée. Six opus et une œuvre qui défie l’éternité Une lettre signée Maurice Sonar Senghor le 30 septembre 1976, juste avant la semaine consacrée au 70e anniversaire du Président Senghor, dont le théâtre recevait les festivités. Beaucoup y voyaient une mesure de rétorsion. Toujours est-il que Ndiaga Mbaye se lance dans une carrière solo qui s’annonce belle, avec des chansons et des performances très appréciées par le public. Mais tout d’un coup, le trou noir ! Ndiaga Mbaye disparaît de la scène comme de tout l’espace public. Cet éloignement nourrit et enfle des rumeurs folles qui dureront treize années. C’est en 1990 que Ndiaga Mbaye reparait au gré de l’album « Ndiaga Mbaye Dans Le Vent ».
Avec Youssou Ndour comme producteur, duettiste et choriste, Ndiaga Mbaye démontre une géniale capacité d’adaptation et à se fondre allègrement dans le diapason. Il ressort un nouvel opus, « Ndaanani réew mi », en 1993, qui cadre plus avec son talent naturel. La chanson « Ndaanaan yi », intro de l’album entièrement acoustique, est un pur chef d’œuvre, commente le podcasteur Mohamed Sow. En 1996, il sort son troisième, « Na Niou Mougne » encore produit par Jololi. Le morceau éponyme est un chef-d’œuvre qui est l’une des chansons de Ndiaga Mbaye les plus célèbres chez les jeunes. L’année suivante, l’album « Live 30 ans de carrière » est une superbe captation de ses duos avec Youssou Ndour sur la scène de Sorano, antre qu’il retrouve en bon et beau seigneur après la déconvenue, 20 ans plus tôt. Les performances « Dabakh » et « Beugue Naala » continuent d’offrir frissons et fortes émotions à ses auditeurs encore aujourd’hui. En 2000, Ndiaga Mbaye sort « Ndiaga Plus ».
Il disparaît encore de la scène musicale et publique après la parution de ce sixième et dernier opus. L’artiste était tombé malade quelques temps après, et sa mort même annoncée quelques fois. En avril 2004, Ndiaga et sa famille avaient reçu chez lui à Pikine Khourou Naar, le journaliste du Soleil, Omar Diouf, notamment pour rassurer l’opinion qu’il était « juste souffrant, mais pas à l’article de la mort ». Malheureusement, son état n’allait cesser de se détériorer, jusqu’à sa mort dans la nuit du 12 au 13 février. Il est inhumé le même jour à Touba. Le même jour, Youssou Ndour gagne le Grammy Awards pour l’album « Egypt » et le dédie au défunt. « Il n’y pas un chanteur au Sénégal qui ne s’est pas inspiré de Ndiaga Mbaye », disait Youssou Ndour.
Ndiaga Mbaye, philosophe en littérature orale
Ndiaga Mbaye est reconnu sans conteste comme le parolier de notre histoire musicale. Quelle a été la recette du maître ?
Mille neuf cent soixante-huit. Le Sénégal traverse une profonde crise sociale. Le mouvement contestataire est totalement en branle, sous la houlette de groupes estudiantins et syndicaux. Le régime politique est chancelant et les tutelles religieuses et coutumières questionnées. Le président Léopold Sédar Senghor fait appel dans la mêlée aux paysans et à leurs arcs, leur faisant croire que des forces occultes nommées Toudian (étudiants) embrasent le pays. C’est dans cette confusion que Ndiaga Mbaye commence sa carrière, quittant fraîchement les rangs de l’armée. Il intègre le théâtre Sorano, sous tutelle de l’État dirigé par Senghor, marqué culturel.
Il trouve le génie de créer une rupture. « Avant Ndiaga Mbaye, on avait deux types de griots. Des généalogistes d’une part, et des laudateurs de l’autre. Ndiaga, dès son arrivée, a pris l’option d’interroger sa société », observe le philosophe Hamidou Dia, par ailleurs son biographe et co-auteur du documentaire « Ndiaga Mbaye, le maître de la parole » avec Laurence Gavron. Pour le Pr Ibrahima Wane, enseignant en histoire sociale de la musique, le chanteur est resté durant toute sa carrière un vigilant observateur doublé d’un habile pédagogue. Observateur averti, socialement cultivé, bon en soi « Il a attiré, dès ses premières œuvres, l’attention du public par sa démarche poétique inédite. En maître de la parole, Ndiaga Mbaye savait trouver le mot qui pouvait frapper les esprits. Au détour d’un couplet, il confiait à ses auditeurs que la meilleure manière de se préparer à supporter les peines qui se profilaient à l’horizon, était d’apprendre à contenir les joies du présent », souligne le Pr Wane, professeur en littérature orale africaine. Ndiaga Mbaye a également magnifié le wolof et sa philosophie dans ses textes. Ces derniers, à en croire le poète Thierno Seydou Sall, portent une valeur linguistique à écouter avec intérêt et émotion. Hamidou Dia affirme que Ndiaga Mbaye a introduit dans la musique sénégalaise un style absolument sobre, avec un soin extrême apporté à la parole. Il a interrogé la tradition orale pour l’adapter à l’ère contemporaine.
Ndiaga Mbaye, c’est surtout un contenu de grande ampleur. Ses chansons possèdent une profonde spiritualité et s’imbibent d’un sincère humanisme. Il a recommandé l’humilité (Soul Ker), la résilience (Na Niou Mougn), la bienveillance (Niangaan), la cohésion (Xaajalo), la mesure (Sakanal), etc. Dans chaque thème, même avec ses chansons laudatives, il sortait une morale bienfaisante. Il a prôné le panafricanisme aux premières heures (Xaajaloo), a chanté les chefs religieux autrement (Nietti Abdou et Dabakh), l’amour (Mbëggeel et Beugue naala), l’amitié (Mangoné) et la mort (Teranga) aussi, ainsi qu’il a incité au civisme actif (Diamono et Ligeey). Il était un homme du terroir. Ndiaga Mbaye avait le ton pathétique et prêcheur, certes, mais n’entendait cependant pas s’ériger en censeur. C’est parce qu’il avait surtout en lui les valeurs qu’il suggérait. Hamidou Dia le décrivait ainsi comme un martyr, un homme digne en bonne santé comme dans la maladie.
À sa levée du corps, dans l’après-midi du 13 février 2005, le ministre de la Culture d’alors, Safiétou Ndiaye Diop, apportait un témoignage édifiant. Elle relatait que quelques mois auparavant, Ndiaga Mbaye était reçu au Palais présidentiel par l’ex-Président Abdoulaye Wade, avec feu Alioune Badara Bèye. « En aucun moment, il n’a présenté quelque doléance que ce soit », témoignait le ministre, marqué par la correction, la politesse et la dignité de Ndiaga Mbaye. Sa première épouse affirmait dans « Le Soleil » que son mari n’avait jamais pu épargner du fait de sa générosité débordante.
Mamadou Oumar KAMARA