Lorsqu’on finit d’échanger avec Abdallah Saad, on se dit qu’on aurait pu s’épargner cette discussion sur son parcours. Qu’il aurait suffi de se mettre devant cette constellation de photos de toutes époques qui tapissent les murs de son bureau tel un grand almanach dynamique, de les mettre bout à bout, pour tirer son portrait. Parce que tout y est. Le tableau que dessine ces clichés résume en effet parfaitement la vie de cet homme attachant, débonnaire qui passe du français au wolof, entre deux mots arabes, le tout agrémenté d’un sourire franc. Du siège de son bureau, les photos sont disposées de sorte qu’il ne peut les manquer des yeux comme pour mesurer, chaque jour, le chemin parcouru et les nouvelles conquêtes à venir, malgré ses 70 printemps. C’est que Abdallah Saad a toujours été un homme de défis. « C’est dans mon sang », se hâte-t-il de préciser, anticipant la question sur sa retraite. Bien qu’il a déjà son héritier désigné – son fils Khalil qui a fini, il y a deux ans, ses études en management à Bordeaux – l’opérateur économique compte encore rester sur le terrain des affaires comme il le fait depuis ses 14 ans quand il a fraîchement débarqué du Liban, en 1970, pour atterrir pas à Dakar, mais à Diourbel, pour aider dans le commerce de tissus un oncle installé dans le Baol depuis 1926 qui ployait sous le poids de l’âge. Le début d’une belle aventure, lisse comme un papier peint, le secteur qu’il finira par conquérir plus tard à force de courage, de détermination avec un sens aigu du commerce.
Dans la capitale du Baol, très vite, Abdallah, doté d’un fort sens du relationnel, devient un vrai enfant de la ville. Il connaît tout le monde, tout le monde le connaît. Le nez creux, l’adolescent qu’il est, décide de troquer l’étoffe pour le papier. Son aventure avec la papeterie démarre. Bien lui en a pris. Les affaires sont florissantes. L’enseigne « La papeterie du Baol » devient une place incontournable à Diourbel, Abdallah une figure locale influente malgré son jeune âge. Mordu de football, grand supporter de l’olympique de Marseille, il devient un dirigeant important du club de foot local, la Seib – à l’époque l’une des équipes les plus redoutables du championnat national – et, à ce titre, membre du Comité national provisoire de football.
« Dakar, à nous deux »
Après dix-huit ans au cœur du Baol, Abdallah Saad décide de monter dans la capitale, avec la détermination d’un Rastignac, le célèbre personnage de Balzac, allant à la conquête de Paris avec sa célèbre formule « A nous deux maintenant » ! Abdallah Saad débarque donc à Dakar, en 1989, habité par l’envie de gravir les marches de l’échelle sociale. Le marché diourbellois était devenu trop petit pour ce grand ambitieux. La capitale, champ de tous les possibles et terre de toutes les opportunités sera donc son terrain de chasse des bonnes affaires. Et c’est à la rue Abou Karim Bourgi que Saad se pose et va affronter la concurrence. Papex, entreprise spécialisée dans la vente de fournitures de matériels de bureau, scolaires, consommables informatiques et produits d’entretiens, est créée. Depuis, les petits locaux du début sont devenus un grand immeuble toisant le ciel du grouillant centre-ville. Un beau symbole de l’ascension du libano-sénégalais.
Les années passant, Abdallah Saad par son sérieux et son dévouement, devient à travers Papex, le représentant des marques les plus prestigieuses et les plus reconnues de la papeterie : Schneider, Clairefontaine, Exacompta… Le succès appelant le succès, des succursales naquirent dans la foulée. Papex numérique sur l’avenue Bourguiba, Staburo, Siprex et la Société Industrielle Sénégalaise de papier (Sisep) à Nguekhokh sont venus renforcer l’empire Saad. De toutes ses sociétés, Sisep, la dernière-née, est certainement celle qui rend le plus fier le vieil homme. Avec l’usine qu’il a fait venir de Bangkok, il est en train d’inonder le marché sénégalais de papier de format A4. Même s’il n’est pas très porté sur le papier journal offset, Abdallah Saad a été d’une aide inestimable à certains imprimeurs qui avaient un grand besoin de bobines lors des dernières élections législatives.
Pour autant, Abdallah Saad reste assez humble dans la réussite, tout comme dans son port vestimentaire. Il a l’art de la simplicité en lui. « Quand il porte un costume, c’est parce qu’il est contraint », raconte avec le sourire Anta Ndiaye, la comptable de Papex, qui ne tarit pas d’éloges sur les qualités humaines et managériales de celui avec qui elle travaille depuis 2012. « C’est un très bon patron, attentionné, attachant, toujours proche de ses employés. D’ailleurs nous le considérons tous comme un papa », ajoute-t-elle. Omar Aw, le fidèle compagnon d’Abdallah Saad depuis plus de 25 ans et qu’il a fait venir de Diourbel, embouche la même trompette. « Il est aimable, sociable et c’est un musulman accompli. Nous avons tous des relations de papa et de fils avec lui », confie le commercial.
La simplicité faite homme
Cette approche managériale, Abdallah Saad en a fait une éthique de travail. Il a compris que pour tirer le meilleur de chacun des 126 agents qui travaillent dans ses différentes sociétés, il n’est pas nécessaire de se comporter en boss vachard. Saad est plus un tigre en papier qu’un méchant loup. Et ses employés le lui rendent bien. « Ils m’aiment bien et je le leur rends du mieux que je peux. Ils me considèrent comme leur père », souligne le roi de la papeterie. Sens des affaires, mais aussi une forte fibre sociale. Membres de beaucoup d’organisations, Saad est toujours à l’avant-garde quand il s’agit d’apporter aide et réconfort à ceux qui en ont besoin. Par exemple, lors des inondations au nord du pays, il a mobilisé la communauté libano-sénégalaise pour venir en aide aux sinistrés à travers un don consistant. Il est aussi très impliqué dans la promotion de l’éducation. C’est la raison pour laquelle il est devenu un des principaux sponsors du Concours général sénégalais. Sans compter les actions sociales qu’il pose sans tambour ni trompette. Alors Abdallah Saad se sent-il plus Libanais ou Sénégalais ? Il esquisse un petit sourire malicieux et rappelle qu’il est naturalisé depuis 1982 et précise que cette question ne se pose pas pour quelqu’un qui a plus vécu au Pays de la Teranga que dans le Pays des Cèdres. « On ne peut pas renier ses origines. Je suis certes Libanais de naissance, mais je suis Sénégalais parce que je n’ai vécu que 14 ans au Liban et plus de 50 ans au Sénégal. Toute ma famille est sénégalaise. Tout ce que j’ai, c’est ici, au Sénégal. Mais il m’arrive de partir au Liban parce que j’y ai encore de la famille. Bref je n’ai rien au Liban, tout au Sénégal et c’est ici que je vais être enterré », y va-t-il d’une longue tirade.
Une des figures majeures de la communauté libano-sénégalaise, il se dit fier du rôle que cette dernière joue dans le rayonnement du Sénégal aussi bien sur le plan économique que politique. Par exemple, lors des dernières élections législatives, ils étaient 12.600 électeurs à aller voter. « Nous sommes une communauté parfaitement intégrée. Nous avons 123 maisons mixtes, c’est-à-dire de couples sénégalo-libanais, 72 industries, 8 cliniques, 30 avocats, plus de 1000 médecins dont 20 cardiologues, des architectes, des transporteurs, des entrepreneurs… », se plaît à souligner l’opérateur économique aux multiples distinctions et armoiries qui garnissent l’arrière de son bureau dont une médaille de l’Ordre national du Lion obtenu en 2018.
Par Elhadj Ibrahima THIAM