Devenue une figure incontournable de la gastronomie sénégalo-bissau-guinéenne, Adji Diané, 55 ans, porte trente années d’exil mêlées de réussites, de blessures et de foi. Restauratrice respectée, mère éprouvée mais debout, femme de caractère et de générosité, elle raconte son histoire : celle d’une Sénégalaise partie chercher une vie meilleure et devenue un symbole de convivialité au cœur de Bissau.
BISSAU- Au quartier Pilùm, à l’heure du déjeuner, une odeur familière s’échappe d’une petite bâtisse aux murs légèrement jaunis par le soleil bissau-guinéen. Devant l’entrée du restaurant « Sopé Serigne Fallou », les clients se pressent, certains patients, d’autres déjà saluant joyeusement les employées. À l’intérieur, les marmites vibrent, les saveurs s’entremêlent : « thiep » encore fumant, « caldou » qui mijote lentement, « Mafé yaap » servis à la louche. Les conversations se croisent en créole, en wolof, en portugais etc. Ici, tout respire l’accueil, la fraternité et une certaine ambiance sénégalaise. Face au portail, Assane, un autre Sénégalais tient son petit espace où il vend du Cafe Touba. Au centre de cette effervescence chaleureuse : Adji Diané, foulard soigneusement noué, sourire maternel, regard déterminé. Une femme dont le nom se murmure désormais comme celui d’une institution.
«Je suis originaire de Diourbel. J’ai ma maison à Touba, mais je vis en Guinée-Bissau depuis 1994 », dit-elle en essuyant ses mains encore tièdes de cuisson. Sa voix porte la sagesse de celles qui ont traversé les tempêtes sans jamais renoncer. Elle avait accompagné son mari à Bissau, sans savoir que cette terre deviendrait à la fois un refuge, un champ de bataille et le théâtre d’une aventure humaine singulière. Lorsqu’elle arrive dans la capitale bissau-guinéenne, Adji ne connaît personne. Elle sait seulement cuisiner, avec cœur, générosité et rigueur. « Au début, ce n’était pas facile, surtout avec leur ancienne monnaie », se souvient-elle. Ce sont des compatriotes sénégalais qui, les premiers, lui commandent des plats, chacun cotisant 550 francs Cfa. En parallèle, elle vend des sandwichs au marché de Bandím, se frayant petit à petit une place dans la jungle économique de la ville. Puis, la magie opère. Et les clients reviennent. D’autres en parlent. On découvre sa main, ses épices, sa façon unique de faire mijoter les plats comme au pays. «Au fur et à mesure, tout le monde a apprécié mes repas », raconte-t-elle.
Alors naît un rêve, un objectif, presque une promesse : ouvrir son propre restaurant. Elle le nomme « Sopé Serigne Fallou », en hommage à son marabout, symbole de sa foi inébranlable.
Une femme connue, respectée et aimée
Aujourd’hui, Adji ne peut plus traverser Bissau sans être saluée. « Je suis connue de tous et les gens m’aiment bien », dit-elle avec une fierté humble. Ses plats sont devenus des repères affectifs pour des centaines de personnes : Sénégalais, Bissau-guinéens, Nigérians, Indiens, Guinéens…, tous se rassemblent dans cette petite maison « gourmande » qui ne désemplit jamais. Le restaurant tourne tellement bien que douze employées, toutes bissau-guinéennes, travaillent à ses côtés, en plus de sa fille.
«Les Sénégalais vivent en parfaite harmonie avec les Bissau-guinéens», assure Adji Diané. Son établissement en est la preuve vivante : une mosaïque humaine où la nourriture sert de pont entre les cultures. « Adji est une femme très brave. J’ai beaucoup d’estime et de respect pour elle parce qu’elle se bat au quotidien. Elle est très courageuse », témoigne, Ibrahima Badjigui Yaffa, président de la communauté sénégalaise établie à Bissau. Adji Diané est le symbole des femmes battantes qui ne veulent pas rester les bras croisés. En revanche, les parfums de cuisine et les rires du restaurant cachent une douleur profonde.
Bissau, une terre de douleurs pour Adji
Bissau, pour Adji, n’est pas qu’un lieu de réussite. C’est aussi la terre de ses plus lourdes pertes. «J’ai perdu deux de mes premiers enfants ici. Ils sont tous inhumés à Bissau», confie-t-elle, le visage soudain assombri. Ces blessures, impossibles à effacer, auraient pu la briser. Elles l’ont au contraire renforcée. Elle s’est battue, non seulement pour survivre, mais pour honorer la mémoire de ceux qu’elle a perdus. Malgré son succès, Adji garde les pieds sur terre. Elle constate, inquiète, l’augmentation des prix.
«Le kilo de poisson qui coûtait si peu se vend maintenant à 2 500 ou 3 000 F Cfa», se désole-t-elle. C’est un défi de plus, dans un pays où les crises économiques reviennent comme des saisons. Assise près d’une grande marmite de « thiep bou dieune », elle énumère ses plats comme on dévoile des trésors. « Thiep bou dieune », « caldou branco », « mborokhé », « mbaxal saloum », « thiep niébé »…, elle propose beaucoup de plats à ses clients. Le soir venu, elle prépare des vermicelles à la viande de poulet, de la « soupe yeel », du « ndambé », du « ngalakh », du « thiakry »… Un véritable pont culinaire entre le Sénégal et la Guinée-Bissau.
Le souhait d’un retour au pays
Trente ans en terre bissau-guinéenne. Une vie entière. Et pourtant, un désir persiste : rentrer au pays. « J’ai duré en Guinée-Bissau. Je veux rentrer au Sénégal », confie-t-elle d’une voix douce. Elle espère que les autorités bissau-guinéennes réussiront leur mission, pour que le pays s’apaise, prospère, et permette aux étrangers comme elle de partir sereinement. Adji Diané a bâti plus qu’un restaurant. Elle a créé un lieu de vie, une maison du cœur, un espace où la cuisine raconte l’exil, la foi, la résilience et la fraternité.
À Pilùm, au milieu des casseroles et des effluves de poisson bien épicé, bat le cœur discret d’une grande dame. Une femme qui, dans l’épreuve comme dans la réussite, n’a jamais cessé de servir. Loin du Baol, sa terre natale, Adji Diané vit et continue de sourire. Elle souhaite un jour retourner au Sénégal pour retrouver les siens dans la terre de Bamba, histoire de raconter à ses petits enfants son aventure bissau-guinéenne dans la joie et la bonne humeur.
Par Gaustin DIATTA, envoyé spécial en Guinée-Bissau


