Qui est donc cette femme qui gesticule en bas de l’écran lors des grandes cérémonies nationales, de la prestation de serment du Président Bassirou Diomaye Faye au lancement du programme Xeyu Ndaw Ñi sous Macky Sall ? Elle n’est ni sourde, ni muette. Pourtant, sa vie est intimement liée langage des signes. Un univers dans lequel elle s’est plongée… par hasard.
Tout a commencé un jour à Pikine. Perdue, déboussolée, Aïssatou Sall croise Sidi, un malentendant. Déterminé à l’aider, il communique avec elle par téléphone : il écrit, elle répond. Cet échange bref mais intense, la bouleverse. « Ce petit moment m’a marquée », confie-t-elle. Bien qu’ayant un oncle sourd, c’est la première fois qu’elle découvre la langue des signes de manière concrète. Elle en ressort convaincue : elle veut aider les malentendants. Elle s’en ouvre alors à Sidi.
Invitée par ce dernier à rencontrer leur association, elle découvre un monde à part, d’une richesse insoupçonnée. Très vite, elle s’y sent comme chez elle. Soutenue par l’association et initiée par Mamy, présidente du regroupement des malentendants, Aïssatou Sall se forme auprès du professeur Manga.
Généreuse et déterminée, elle s’intègre rapidement. « C’est une âme du paradis », dit Mamy, parlant de celle qu’elle considère comme sa sœur. Son regard complice, pendant qu’Aïssatou traduit ses mots cachent mal leur complexité. Depuis 12 ans, elle accompagne les malentendants au quotidien, par passion et par cœur. Sa rigueur et sa maîtrise de la langue des signes font d’elle une référence. L’opportunité se présente en 2021 lorsque l’équipe nationale des sourds-muets remporte la Coupe d’Afrique. Invitée au Palais pour interpréter l’audience présidentielle, Aïssatou franchit un cap. Malgré le trac, elle se fie à ses compétences : « Il faut apprendre, et ensuite faire ce qu’on sait faire.
C’est le seul moyen de dépasser la pression ». Quel est ce type de communication original ? Quels sont ses codes ? Un peu d’histoire. Selon l’encyclopédie, c’est au XVIIIᵉ siècle que Charles-Michel de l’Épée, un prêtre français, trouve, à Paris, deux jeunes sœurs malentendantes qui communiquent déjà par signes. Il observe ceux qu’elles utilisent, ce qu’il appelle « le langage naturel des sourds » (Old French Sign Language), et entreprend de développer une méthode systématique pour enseigner aux sourds, y compris des éléments de grammaire et des signes codifiés. Il fonde ainsi en 1760 l’Institut national des jeunes sourds de Paris. La reconnaissance linguistique des langues des signes a souvent été tardive, entravée par le biais oraliste (exiger que les sourds s’expriment par la parole), ou par des préjugés selon lesquels les sourds ne seraient pas capables d’une langue complexe.
INTERPRÈTE DE CHEFS D’ÉTAT
Ce n’est qu’au XXᵉ siècle, et plus clairement après les travaux de linguistes comme William Stokoe (aux États-Unis), qu’on a établi que l’Asl, par exemple, était une vraie langue naturelle. Plus tard, en 1817, Thomas Hopkins Gallaudet aux États-Unis, avec le professeur sourd Laurent Clerc, fonde la première école permanente pour sourds à Hartford, dans le Connecticut. Dans leur œuvre « Grammaire descriptive de la langue des signes française : Dynamiques iconiques et linguistique générale » (2019), Agnès Millet et Laurent Verlaine rappellent que ce sont ces méthodes qui ont fusionné pour donner ce qui deviendra l’American Sign Language (ASL), une langue à part entière, avec sa grammaire, sa syntaxe, ses variations régionales. Au Sénégal, Des associations comme la Fédération Nationale des Sourds du Sénégal (Fenassen) œuvrent pour la promotion et la reconnaissance de la langue des signes sénégalaise, pour l’accès à l’éducation, aux services, et pour que l’interprétation soit systématique dans les médias et lors d’événements publics.
En particulier, le glossaire électoral en langue des signes sénégalaise (développé par IFES / CEPPS) autour de 2022 – il s’agit d’une grande avancée : 105 termes électoraux (inscription, vote, bulletin, etc.) ont été convenus avec la communauté sourde, et ce glossaire a servi à rendre accessibles des messages de sensibilisation électorale à l’audience sourde… Depuis, Aissatou Sall est devenue la voix et les gestes des grands rendez-vous : du Palais à l’Assemblée nationale, des médias à la prestation de serment des Présidents. Son engagement est tel qu’elle adopte parfois, sans s’en rendre compte, les gestes des malentendants en parlant avec des entendants, même au téléphone.
« Mes proches me taquinent, mais c’est mon univers », dit-elle en riant. Dans un monde où les mots se perdent parfois dans le vacarme, Aïssatou rappelle que le silence, lui, peut aussi parler. Par ses gestes précis, elle donne voix à ceux qu’on n’entend pas toujours, fait vibrer les discours officiels d’une émotion nouvelle, et inscrit la langue des signes dans le paysage républicain. Pour Aïssatou, l’enjeu dépasse la simple interprétation : il s’agit de défendre une cause. « Les malentendants doivent avoir accès à la même information que tous. Dans les médias, au Parlement, partout où l’on parle aux Sénégalais, la langue des signes doit être systématisée. » Elle se définit comme leur avocate, leur passerelle vers la société. Aujourd’hui, Aissatou Sall n’a qu’une seule occupation, c’est d’être au service des malentendants.
Oumar Fédior